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L'admirateur de Dostoïevsky

Il raillait, et les occasions de le faire n'avaient cessé de se multiplier au cours de sa vie, la ridicule hâte avec laquelle beaucoup de ses contemporains se ruaient sur le livre dont on parle, le livre à la mode, le livre du moment.

Il aimait à dire que les véritables livres se reconnaissent à ceci qu'il n'y a aucune urgence à les lire. Leur intérêt ne tenait pas à l'engouement d'un instant. Il n'y avait donc aucun inconvénient à remettre à plus tard le plaisir de leur découverte. Mieux, le fait même de surseoir à leur lecture était à soi seul la source d'une indicible satisfaction.

Il allait jusqu'à affirmer que sa propre culture littéraire n'était pas tant constituée des chefs-d'oeuvre sur lesquels il avait eu la faiblesse de se précipiter que tous ceux, combien plus nombreux et plus considérables, qu'il lui restait à lire - et quand il en parlait, luisait dans ses yeux une malice exquise.

Je me souviens de l'air ostensiblement consterné avec lequel il accueillait les proclamations enflammées du genre "J'ai dévoré tout Giono entre 17 et 19 ans" ou : "Je viens de terminer la Recherche du temps perdu". - Je vous plains, se plaisait-il à rétorquer, il ne vous reste plus rien à découvrir de votre écrivain préféré.

Un écrivain préféré, il en avait justement un - et l'on ne s'étonnera donc pas qu'il ne l'ait jamais lu. Moi qui le connaissais depuis l'adolescence, je pourrais réciter par coeur la liste de ces oeuvres colossales qu'il révérait au point qu'il avait toujours remis à plus tard l'occasion de se mesurer avec elles. Mais l'impasse dont il était le plus fier - j'entends par là l'écrivain qu'il tenait pour le plus important dans la littérature de tous les temps - avait pour nom Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevsky.

C'était assurément le romancier - car il était de cette école qui tient le roman pour le genre littéraire par excellence - qu'il citait le plus souvent dans sa conversation, et ses allusions témoignaient d'une érudition plus fine que celle qui permet à tout un chacun de débiter plus ou moins approximativement la fameuse phrase des Possédés : "Partant de la liberté illimitée, j'aboutis au despotisme sans limite."

Il avait lu, je le sais, plusieurs biographies de son grand homme, ainsi que quelques études littéraires, et ne manquait jamais de faire son profit des articles que la presse publiait régulièrement sur le romancier russe. Moi qui fut peut-être son meilleur ami, je reçus souvent sa confidence favorite : "Mon vieux, faisait-il d'un air heureux à combler d'aise, quand j'aurais un peu de bon temps - ou : quand je serais à la retraite - ou bien : une année où je consacrerai mes vacances à me reposer (il courrait toujours par monts et par vaux) - ou bien encore : quand je voudrai me récompenser d'un beau travail accompli - mon vieux, faisait-il, je lirai Dostoïevsky." Et ces trois derniers mots étaient comme la définition la plus exacte qu'il eût pu faire de la plus parfaite félicité.

Vaguement introduit dans quelques cercles littéraires où sa passion avait fini par être connue, mais non la singulière façon qu'il avait de la nourrir, il eut à plusieurs reprises toutes les peines du monde à refuser la commande qu'on ne manquait pas de lui faire d'un article sur Dostoïevsky. J'ai d'ailleurs toujours pensé qu'il se fût, s'il avait bien voulu s'y plier, fort honorablement acquitté d'un tel pensum.

Je suis prêt à jurer qu'à l'âge de cinquante-quatre ans, lorsqu'il fut terrassé par une brutale maladie, il n'avait pas encore lu une ligne du divin Fiodor. Lors de ma première visite à l'hôpital, il était dans une demi somnolence, mais me reconnut cependant. Je lui promis de revenir le lendemain. Un fâcheux contretemps m'en empêcha. Le jour suivant, je me précipitai dans sa chambre à l'heure des visites et eu la douleur de le voir mourir devant moi, ses mains serrées dans les miennes. Lorsque tout fut dit, mes yeux baignés de larme se tournèrent vers la table de nuit. J'y vis une édition de poche de Crimes et châtiments. Un signet était glissé entre les deux dernières pages de la préface.

Issy-les-Moulineaux, juillet 1983.
Coquilles corrigées le 22 août 2009.
© Dominique Lahary


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