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Gillette bleue
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d'après La Barbe-bleue de Charles Perrault

Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la Ville et à la Campagne, de la vaisselle d'or et d'argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés; mais par malheur cet homme, qui par ailleurs était fort beau, avait les joues rongées et le menton en galoche : cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui.

Vous me direz qu'il n'avait qu'à ne point se raser pour cacher ses difformités. Or la fée Carabosse l'avait, le jour de sa naissance, condamné à ne pouvoir s'empêcher de se raser soir et matin, les yeux fermés. Ce que voyant, la fée Gillette avait promis de trouver, dès que le nouveau-né aurait atteint l'âge de vingt ans, un remède à cette disgrâce. Ce que voyant, Carabosse s'était juré... mais n'anticipons pas sur la suite de cette histoire.

Notre jeune homme grandit donc en force, en sagesse et en laideur, si bien que ses pauvres parents s'employèrent à ce qu'aucun miroir ne flàt introduit dans la demeure familiale. Cela ne l'empêcha point, dès qu'il fut en âge de courtiser les filles, de s'apercevoir qu'il les épouvantait.

Le jour de son dix-septième anniversaire, alors qu'un fin duvet ourlait timidement sa lèvre supérieure, il fit l'acquisition, au supermarché du quartier, d'un rasoir mécanique et d'un lot considérable de lames. Et c'eût été merveille que de le voir, soir et matin, se raser les yeux fermés sans jamais ne couper, n'était sa laideur, inévitable ornement de pareil spectacle.

Quand il eut vingt ans révolus, la fée Gillette lui apparut dans sa chambre, tenant dans ses mains un paquet de GILLETTE BLEUE. " Prend ces lames, lui dit-elle. Si tu te rases avec deux fois par jour, une barbe magnifique te poussera. Mais prend bien garde : seules les GILLETTE BLEUE produiront cet effet. Aie soin de ne jamais utiliser d'autres lames. "

A partir de ce jour, il fut l'homme le plus beau du quartier, et sans doute de la ville, et sans doute du royaume, et sans doute de la terre entière. Si bien qu'il n'avait qu'à lever le petit doigt pour qu'une fille se jetât à son cou. C'est ainsi qu'il épousa successivement six créatures plus belles les unes que les autres. Comme on le voyait chaque semaine acheter son paquet de GILLETTE BLEUE au supermarché du quartier, bien que sa barbe ne parût point requérir pareil entretien, on l'appela " la Barbe-bleue ".

Il fit un jour la connaissance d'une jeune et ravissante personne du voisinage, qu'il n'avait point remarquée jusque-là. Il lui fit aussitôt la cour, et obtint rapidement qu'elle accepte de lui accorder sa main. La jouvencelle, ébahie par la beauté de la Barbe-bleue, ne se souciait point de savoir ce qu'étaient devenues ses six précédentes épouses.

On célèbra donc les noces, et la jeune mariée vint s'installer chez son nouveau maîre. Celui-ci lui expliqua qu'elle pouvait faire tout ce qu'elle voulait et dépenser à sa guise, que la nombreuse domesticité la dispensait du moindre service, et qu'il ne lui demandait en retour de tant de largesses qu'une seule chose : lui acheter chaque semaine, au supermarché du quartier, un paquet de GILLETTE BLEUE.

La jeune épousée coula des jours heureux et insouciants. Elle dépensait des fortunes en toilettes et en sorties et s'amusait fort avec ses amies. Toutefois, elle n'était point infidèle, car la Barbe-bleue, non content d'être bel homme, faisait un amant magnifîque, et elle ne se souciait guère de connaître l'extase dans d'autres bras.

Mais voilà qu'un beau jour (par malice ou par inadvertance, c'est au lecteur d'en décider), alors qu'elle se trouvait au rayon parfumerie du supermarché pour s'acquitter de son devoir hebdomadaire, elle mit dans son cabas un paquet de lames qui non seulement n'étaient pas bleues, mais n'étaient même pas de la marque GILLETTE.

Le soir même, elle s'introduisit dans la salle de bain au moment où son mari, paupières closes, commençait à se raser. Dans le miroir, un résumé de toutes les laideurs s'offrit peu à peu à son regard et distilla dans son cœur une épouvante qui redoubla quand les yeux de la Barbe-bleue s'ouvrirent, étincelant aussit8t du résumé de toutes les colères.

Il se retourna, saisit sa femme par la taille et hurla: "Ainsi tu m'as trahi. Eh bien, tu vas mourir par l'instrument de ta trahison, car je n'en vais te trancher la gorge avec cette lame qui, pour n'être pas une GILLETTE BLEUE, n'en est pas moins fort aiguisée."

Elle se jeta aux pieds de son Mari, en pleurant et en lui demandant pardon, avec toutes les marques d'un vrai repentir de n'avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un rocher, belle et affligée comme elle était; mais la Barbe-bleue avait un coeur plus dur qu'un rocher. " Il faut mourir, Madame, lui dit-il, et tout à l'heure . - Puisqu'il faut mourir, répondit-elle, en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu. - Je vous donne un demi-quart d'heure, reprit la Barbe-bleue, mais pas un moment davantage. "

Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa soeur, et lui dit : " Ma soeur Anne, car elle s'appelait ainsi, monte, je te prie, sur le haut de la Tour, pour voir si mes frères ne viennent point; Us m'ont promis qu'ils me viendraient voir aujourd'hui, et si tu les vois, fais-leur signe de se hâter. " La soeur Anne monta sur le haut de la Tour, et la pauvre affligée lui criait de temps en temps : " Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir? " Et la soeur Anne lui répondait : " Je ne vois rien que le Soleil qui poudroie , et l'herbe qui verdoie. "

Cependant la Barbe-bleue, tenant une lame de rasoir à la main, criait de toute sa force à sa femme " Descends vite, ou je monterai là-haut. - Encore un moment, s'il vous plaît ", lui répondit sa femme; et aussitôt elle criait tout bas " Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir? " Et la soeur Anne répondait : "Je ne vois rien que le Soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie. "

" Descends donc vite, criait la Barbe-bleue, ou je monterai là-haut. - Je m'en vais ", répondit sa femme; et puis elle criait : " Anne, ma soeur Anne, ne voîs-tu rien venir? - Je vois, répondit la soeur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci. - Sont-ce mes frères? - Hélas, non, ma soeur, c'est un Troupeau de Moutons. - Ne veux-tu pas descendre? criait la Barbe-bleue. - Encore un moment ", répondait sa femme; et puis elle criait : "Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir? - Je vois, répondit-elle, deux Cavaliers qui viennent de ce côté-ci, mais fis sont bien loin encore. Dieu soit loué! s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères; je leur fais signe tant que je puis de se hâter. "

La Barbe-bleue se mit à crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds toute éplorée et toute échevelée. " Cela ne sert de rien, dit la Barbe-bleue, il faut mourir. " Puis la prenant d'une main par les cheveux, et de l'autre levant la lame en l'air, il allait lui abattre la tête. La pauvre femme se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourants, le pria de lui donner un petit moment pour se recueillir. " Non, non, dit-il, et recommande-toi bien à Dieu "; et levant son bras. Dans ce moment on heurta si fort à la porte, que la Barbe-bleue s'arrêta tout court. On ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux Cavaliers, qui mettant l'épée à la main, coururent droit à la Barbe-bleue.

Il reconnut que c'était les frères de sa femme, l'un Dragon et l'autre Mousquetaire, de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se sauver ; mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'attrapèrent avant qu'il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son Mari, et n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères.

Il se trouva que la Barbe-bleue n'avait point d'héritiers, et qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa soeur Anne avec un jeune Gentilhomme," dont elle était aimée depuis longtemps; une autre partie à acheter des Charges de Capitaine à ses deux frères; et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avait passé avec la Barbe-bleue.

MORALITÉ

Femme, si vous aimez
D'un homme le vernis,
Gardez-vous de gratter
Ce qui vous a ravie
Et consacrez plutôt
L'espace d'une nuit
A tel dont les défauts
Vous empoisonneraient la vie.

AUTRE MORALITÉ

Hommes gardez-vous bien de l'infidélité !
En amour, s'il vous plaît et vous vous sentez mieux,
Et en épilation; car quand vous vous rasez
Vous ne vous trouvez bien qu'avec Gillette bleue.

Issy-les-Moulineaux, vers 1983.
© Dominique Lahary
Les passages en police Arial bleue reproduisent le texte exact de Charles Perrault.


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