Voici un article que je renie, pour les raisons suivantes :

  • Il était à la fois injuste et inutile de s'attaquer à un ouvrage qui avait le mérite d'introduire la question du marketing dans la réflexion bibliothéconomique.
  • Il est clair que le fondement de cette attaque n'était pas l'analyse de l'ouvrage lui-même mais un parti pris sinon anti-marketing du moins très circonspect vis-à-vis de l'utilisation de ses concepts en bibliothéconomie, circonspection que l'ouvrage avait précisément, et à bon droit, pour objectif de vaincre.
  • Je ne placerais plus ainsi les missions au-dessus de la tutelle, et d'ailleurs je recommande de ne plus parler de tutelle, terme par lesquels nous nous posons en extériorité par rapport à la collectivité pour laquelle nous travaillons.
  • Le passage clé de cet article, c'est celui qui exprime le refus de la segmentation. Il est inspiré par une conception de l'usager abstrait. Aujourd'hui je retournerais le propos : "Bien sûr, la bibliothèque s'adresse à tous et à chacun, libre de se frayer son propre chemin. Mais elle se doit aussi de concevoir ders services adaptés à différents types de publics : n'ayons pas peur de segmenter."
J'ajoute que cet article a un ton polémique que je n'ai pas volontiers utilisé par la suite.

Dominique Lahary, le 29 juin 2008.

abf  Bulletin d'informations no158, 1er trimestre 1993
Association des bibliothécaires français
 

Note de lecture
Marketing des bibliothèques et des centres de documentation/ par Jean-Michel Salaün.- Paris: Editions du Cercle de la librairie, 1992.(Collection Bibliothèques).- Prix: 130 F
par Dominique Lahary

Bibliothèque départementale du Val d'Oise

Umberto Eco, dans son Apostille au Nom de la rose (1), confesse que "les cent premières pages [de son roman] avaient une fonction pénitentielle et initiatique. Tant pis pour qui n'aimerait pas : il resterait au flanc de la colline." A l'inverse, les 27 premières pages de cet ouvrage, qui en comporte 133, semblent avoir été écrites pour convaincre le public-cible (les bibliothécaires et documentalistes), de poursuivre leur lecture, malgré leur prévention : les "réticences ne sont pas dénuées de fondement", "il ne s'agit pas de recettes à appliquer sans discernement", etc. Cette stratégie d'accroche sur le mode de la dénégation paraît typiquement relever d'une approche produit, celle-là même qu'on nous présente comme précédant l'âge du marketing, qui place le client au centre.

Dans son Avertissement, l'auteur affiche un double objectif: "fournir aux professionnels une approche critique du marketing, et participer aux recherches en cours sur l'adaptation des méthodes de gestion aux activités des services d'information". II s'acquitte de cette tâche par une succession d'exposés construits sur un rythme ternaire. Un : Voici ce qu'enseigne le marketing; deux : voici quelle pourrait en être l'application dans les bibliothèques ; trois : et dans les centres de documentation.

Mises bout à bout, les phases un constituent une sorte de digest de la doctrine mercatique à l'usage du professionnel pressé, qui pourra se familiariser avec la stratégie marketing, ses étapes (analyse interne et externe...) et ses concepts fondamentaux; tels que la segmentation, la cible ou le positionnement, qui sont assez largement connus, mais aussi la servuction (mot-valise, contraction de service et de production, et signifiant que clients et producteurs créent ensemble un service) ou le marketing-mix (qui associe le produit, le prix, la distribution et la communication dans une stratégie globale).

Quant aux phases deux et trois elles en restent à un niveau de généralité finalement décevant, faute d'être nourries de ces exemples et études de cas qui font une grande partie de l'intérêt - et tout l'attrait - des manuels de marketing. Hormis le cas d'une bibliothèque médicale, d'un service de documentation de laboratoire pharmaceutique et de celui du groupe Bayard-Presse, on ne trouvera guère que les exemples d'Ikéa, des pizzerias dei Arte et de l'organisation des foires et salons. Le risque est alors grand d'accumuler truismes et incongruités. Parmi les premières : "une bibliothèque n'a de sens que si elle dispose d'une salle de lecture et d'un service de prêt" (p. 56), ou "au prêt de livres pour adultes il est possible d'ajouter le prêt pour enfants" (p. 53). Et parmi les secondes : "les bibliothécaires de lecture publique ont tendance à réduire l'observation des particularismes à la répression, l'exclusion ou la marginalisation des groupes délinquants" (p. 69), ou "à la faveur du libre accès, les salles de bibliothèque débordent et la consultation a tendance à remplacer le prêt", (p. 69) ou encore l'affirmation selon laquelle l'inscription dans les bibliothèques publiques conditionne le plus souvent l'accès aux locaux (p. 117). En outre, le rapprochement entre bibliothèques et centres de documentation se révèle dans ce domaine assez artificiel.

Sur le plan théorique, l'auteur propose une adaptation du marketing-mix (ou le produit est remplacé par le service, le prix par le contrat et la distribution par la servuction) et invente le concept de double-mix, les bibliothèques et centres de documentation devant selon lui développer une double stratégie, en direction de leur public et en direction de leur tutelle.

Mais qu'ont donc à faire les bibliothèques avec le marketing? Jean-Michel Salaün assure que, dans son acception anglo-saxonne, le marché n'implique pas nécessairement un échange de monnaie. Définie comme "technique pour gérer les rapports d'une organisation avec son environnement" (p. 24), la discipline pourrait alors s'appliquer à toutes sortes de services, dont les bibliothèques. Le problème, c'est qu'on considère l'organisme "marchandeur" comme se justifiant par lui-même, (et comme tentant de survivre par une bonne prise en compte de son environnement). Or la bibliothèque en elle-même n'est rien. Elle n'existe que par ses missions. Jean-Michel Salaün en convient. C'est que deux notions y sont indistinctement mêlées : celle de mission et celle de tutelle. Or il importe de distinguer la première, sur laquelle se fonde la légitimité de la bibliothèque et dont la meilleure codification est actuellement la Charte adoptée en 1991 par le Conseil supérieur des bibliothèques, de la seconde. C'est en effet dans le cadre des missions légitimes que les tutelles peuvent librement décliner leurs politiques culturelles particulières. Dans cette optique, la démarche marketing, dont les promoteurs ont voulu faire un principe fondateur des activités de l'entreprise, se trouve reléguée au rang de technique auxiliaire. Et c'est bien ainsi, car à mettre le marché, fût-il non monétaire, au poste de commande, on finirait par faire des choix ne tenant pas compte des missions ou ne répondant à aucune politique culturelle.

Encore faut-il vérifier que les concepts fondamentaux de la discipline sont en l'espèce opératoire. Or certains posent problèmes. C'est le cas de la segmentation, notion-clé s'il en est. Jean-Michel Salaün en reprend le principe : "les besoins ou les usages de la population sont variés; il est donc inadéquat de présenter le même produit à tout le monde" (p. 38). Et voilà comment, à stigmatiser le "refus de la segmentation" des bibliothécaires de lecture publique (p. 1061), on oublie que la bibliothèque publique est - devrait être - un espace public de partagé ; que, dans son principe même, elle ne segmente pas, s'adressant autant à l'individu dans son exception singulière qu'à des masses homogénéisées par une analyse typologique. Cela n'empêche pas les professionnels de s'intéresser à toutes sortes de publics spécifiques, des chercheurs aux illettrés, et de développer des initiatives en leur direction. Mais on l'aura compris : si l'homme de marketing met le public (le client) au centre de sa démarche, il ne s'agit pas du même public que celui du bibliothécaire ou de l'écrivain, bien que les individus, eux, soient bien les mêmes. Eco, dans sa susdite Apostille, l'exprime très bien à propos de l'auteur des Fiancés : "Manzoni n'écrivit pas pour plaire au public tel qu'il était, mais pour créer un public auquel son roman ne pouvait pas ne pas plaire".

Il n'était guère possible à Michel Salaün de présenter de véritables études de cas, faute d'une masse suffisante d'exemples d'utilisation consciente du marketing dans le domaine des bibliothèques, mais on peut se servir des méthodes, mises au point ou popularisées par les promoteurs du marketing, pour analyser a posteriori quelques pratiques, en particulier dans le domaine de la communication, cette étape finale de toute stratégie marketing qui est finalement la plus légitimement transposable. On pourra consulter avec profit quelques-uns des excellents manuels mentionnés par Jean-Michel Salaün dans sa bibliographie commentée.

La société Jean-Claude Decaux a longtemps proposé aux communes ornées de ses célèbres panneaux une série d'affiches en noir et blanc. L'une d'elles montrait une dame et son chien aux déjections indésirables, et une autre une bibliothèque. Sur cette dernière, on pouvait voir un couple plutôt jeune et bien mis, livres à la main, souriant au pied d'un escalier monumental qui menait à un bâtiment de style XVIIIe siècle, avec le slogan suivant: "Pour le prix d'un livre, offrez-vous une bibliothèque". Cette affiche, qui présuppose fâcheusement que toute bibliothèque est payante (Jean-Claude Decaux a même réussi à la vendre à des municipalités dont la bibliothèque était gratuite) positionne celle-ci comme concurrente directe de la librairie et sélectionne un public-cible de jeunes adultes familiers de la culture classique (le bâtiment XVIIIe siècle), laquelle est présentée comme quelque chose de solennel et de difficilement accessible (l'escalier monumental). Voilà une opération de marketing assez calamiteuse.

Sachons donc utiliser cette arme avec circonspection, mais aussi avec pertinence, en toute connaissance de cause.


(1) Le livre de poche-Biblio n°4068, ou en préface à l'édition augmentée de 1990 du Nom de la rose chez Grasset.


Article reproduit par l'auteur