Nous avons tous mal à la BnF
Message de Dominique Lahary à la liste de diffusion biblio-fr, 12/11/1998
Archivé par biblio-fr : http://listes.cru.fr/wws/arc/biblio-fr/1998-11/msg00074.html

Les collègues de la BnF ont repris le travail mais leur site continue à diffuser de l'information : http://altern.org/bnfengreve/.
L'occasion de revenir sur ce grand établissement ?

Nous avons tous mal à la BnF. Depuis longtemps déjà. Mais ce mal est silencieux.
C'est ainsi que le message des grévistes de la BnF sur biblio-fr n'a surtout provoqué sur biblio-fr qu'un débat... sur biblio-fr, et le droit d'y participer.
Ce n'est pas nouveau : depuis 11 ans que le projet a été lancé, il a suscité certes de nombreuses polémiques dans la presse généraliste et les revues intellectuelles, mais peu de véritables débats dans la littérature professionnelle des bibliothécaires, comme si nous n'osions pas "casser la baraque".
Le silence imposé à ses personnels sur biblio-fr, qui n'est comme l'ont dit plusieurs collègues qu'un cas très particulier du très ordinaire devoir de réserve (une création de la jurisprudence, non de la loi), est redoublé par la réserve de toute une profession. La grande muette nous rend muets.
Parmi les heureux bénéfices de cette grève qui vient de s'achever, pourrons-nous dire qu'enfin les bouches se sont ouvertes ? Jack Kessler a dit dans son FYI du 23/10/1998 (traduit en français sur le site "bnfengreve") que la France a eu besoin de choses dont elle étaite fière, par exemple de la BnF. Peut-être devrions-nous être fiers de l'ensemble du réseau de bibliothèques, ou fiers de travailler à l'améliorer. Mais pas fier d'un seul établissement, ce n'est plus de saison.
Puisse la crise non pas provoquée mais révélée par les personnels être l'occasion d'une leçon de modestie et de bon sens. Une leçon pour les Princes et leurs conseillers, pour les décideurs de tous niveaux, pour les bibliothécaires, les architectes, les informaticiens. Pour les citoyens.

On ne choisit pas un bâtiment pour lui-même, par exemple pour son esthétique supposée, avant de faire un programme fonctionnel détaillé. On ne choisit pas un bâtiment pour son prestige, avant d'entasser des magasiniers dans de sinistres couloirs.
On ne fait pas en un seul endroit "une bibliothèque d'un type entièrement nouveau". La nouveauté s'invente chaque jour, et partout. On ne la proclame pas 10 ans à l'avance. Elle se constate après coup, à l'expérience.
On ne bâtit pas un seul système informatique pour tout gérer à la fois, au risque d'expérimenter une version locale de la théorie du chaos. On ne se fixe pas des échéances impératives pour des raisons qui ne doivent rien à la bibliothéconomie ni aux exigences du public. On ouvre les services qu'on est prêt à ouvrir, le moment venu et pas avant. Enfin, détail significatif : on n'impose pas au public d'une bibliothèque quelle qu'elle soit de gravir un interminable et invraisemblable escalier. Une bibliothèque, c'est de plein pied. Sur la rue, sur le monde. Ce n'est pas une icône qu'on suspend pour l'adorer.

Le projet était ambitieux, et, avouons-le, nous avions été heureux, fiers cette ambition. Il est trop facile après coup de donner des leçons. Sauf que ce qui s'est dit à l'occasion de cette grève, cela fait longtemps que nous le savions, que cela se murmurait. S'écrivait parfois, discrètement (voir les extraits sur rapport Beck sur le site "Bnfengreve").
Il ne s'agit pas de donner des leçons mais d'en tirer. Et de se dire "plus jamais ça".
Le projet de la TGB/BDF/BnF fut dès sa naissance accablé de mauvaises fées, écrasé sous le poids du politique. La politique n'est pas mauvaise en soi mais on peut discuter de la façon.
L'architecte Dominique Perrault, dans le dossier que le "Nouvel Observateur" n°1774 du 5/11 titrait "Le grand bug de la BNF" (métaphore facile mais inévitable), justifie ainsi la "divine" origine du projet : "Le fait que le projet ait été décidé au sommet de l'État lui a permis d'exister. Avec un temps de réalisation très court. La British library a mis vingt-cinq ans à voir le jour, la BnF dix. Il nous reste quinze ans de marge pour gérer les problèmes" (en somme pour déboguer). Perrault nous explique en substance que nous ne savons pas gérer de grands projets en dehors du fait du Prince. Que nous ne savons pas articuler volonté politique et réalisation professionnelle. Que nous ne méritons d'autre modèle que celui du "bon plaisir".
On est en droit de ne pas se résigner à pareille défaite de la démocratie. Heureusement, le rapport entre volonté politique et réalisation professionnelle a mieux fonctionné à des échelles moins nationales (de municipalités par exemple).
Certes tout le mal ne vient pas du Prince, il y a notamment la part de vieilles "cultures d'entreprise" qui fonctionnent mal dans un corps nouveau. Il y a eu aussi le hasard du calendrier. Il y a quelque chose de pathétique à avoir rêvé en 1988 d'UNE bibliothèque de type entièrement nouveau accessible de partout... soit cinq ans avant l'invention du World Wide Web qui banalise l'idée et la met à la portée de tous.
Quant à la gestion institutionnelle du projet, secouée par les alternances, elle a, par la succession de la coexistence de deux structures (l'une en charge du passé, l'autre de l'avenir, ce qui ne pouvait qu'attiser les contradictions et les rivalités) puis de leur fusion (qui ne pouvait produire de mélange harmonieux), multiplié les obstacles.
Rappelons enfin que le coût de la réalisation (ce n'est pas faire de la démagogie que de dire qu'on aurait pu faire moins cher) a conduit à sacrifier en partie ce qui devait précisément caractériser le nouvel équipement : l'aspect "réseau".
Les grévistes ont mis l'accent sur quelques problèmes essentiels, il est prévu de s'y attaquer. Modestement. On est modeste, quand on entend parvenir à un délai de fourniture des documents au moins aussi rapide que dans la "vieille BN". Un des grands mérites de cette grève aura été de crever la chape de plomb que constituait la "fierté". Plus de vérité officielle : il y a des choses qui ne fonctionnent pas, on le reconnaît, on va s'attacher à y remédier.
La BnF va vivre, bien sûr, publics et bibliothèques en ont besoin. Elle dispose d'un potentiel remarquable, de collections, d'équipements, et bien sûr d'une équipe capables de fonctionner malgré les obstacles inutilement accumulés.
Puisions-nous tous, décideurs, bibliothécaires et publics, la considérer désormais pour ce qu'elle est : une pièce essentielle, considérable, mais une pièce seulement d'un réseau de bibliothèques qui n'a de sens que comme un tout, et ne saurait avoir de tête.
Pour le service direct du public comme pour ses missions nationales, la BnF sera d'autant plus efficace qu'elle sera pleinement partie prenante des efforts, progrès, recherches de tous. En bibliothéconomie non plus il ne doit plus y avoir de princes.
On ne recommencera pas. Mais on continue, bien sûr. Bonne reprise !

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M. Dominique LAHARY
(ces opinions n'engagent que moi)