Nous sommes tous à la Saint-Michel
par Dominique Lahary
Clôture de la journée d'étude de l'ADBU sur le management des ressources électroniques, septembre 1998

Quand on m'a proposé d'intervenir à la fin de cette journée pour en faire une synthèse, j'ai accepté par égoïsme : je me suis dit que j'allais beaucoup apprendre. Je n'ai pas été déçu.

Ayant fait toute ma carrière en bibliothèque publique, j'ai pendant longtemps constaté peu de connaissance réciproque, peu d'influences croisées entre bibliothèques universitaires et lecture publique. Nous sommes en train de sortir de ce cloisonnement. L'avènement de l'université de masse a pu rapprocher les problématiques de l'approche des publics. Un temps les bibliothèques publiques ont pu avoir le sentiment d'être en avance dans la mise en place de ce qu'il est convenu d'appeler les SIGB (systèmes intégrés de gestion de bibliothèque). Il est clair qu'aujourd'hui, elles ont beaucoup à apprendre de ce qui se passe dans les bibliothèques universitaires, s'il est vrai que nous entrons dans la société de l'information. Celle-ci représente curieusement un processus (elle est en train de naître), une prédiction (elle va naître) et une politique (il fait qu'elle naisse), un peu comme la mondialisation avance laquelle elle n'est pas sans rapport. Ce mixte est terriblement humain.

Si donc nous entrons dans la société de l'information, alors les outils du chercheur seront demain ceux de la ménagère de moins de cinquante ans, ainsi que le préfigure ce four à micro-ondes dont la porte est aussi un terminal Web, popularisé ces derniers jours par Canal+ et Le Monde.

Si je vous ai bien entendu le juriste en est encore aujourd'hui dans son approche de l'information en ligne au même niveau que la ménagère de moins de cinquante ans. Que dire alors du littéraire ? Les Lettres ont été l'un des deux grands absents de cette journée. L'autre, c'est la monographie. Est-ce parce qu'elle a encore peu à voir avec la gestion numérique ou que son rôle dans la documentation universitaire ne cessera de s'amenuiser ? Je vous en laisse juge.

Il y a eu lors de cette journée très dense, trop dense sans doute pour le synthétiseur qu'on m'a dit d'être, le texte et le sous-texte, le dit et le chuchoté, les proclamations de la tribune et les conversations durant les pauses et le repas. Le dit ce sont les changements, le nouveau, les perspectives, les initiatives, les expérimentations, bref des faits et des actes. Le chuchoté c'est "cela devient compliqué", "on n'y arrivera pas", "tout devient plus cher", bref des doutes et des interrogations. Parfaitement légitimes. "La plupart des étudiants et des enseignants veulent des certitudes" a dit Serge Alava. J'espère que vous n'êtes pas dans ce cas, car vous allez être déçus.

Bruno Van Dooren en introduction a rappelé que tous les jours il y avait une journée sur les NTIC. Il faut vous rendre cet hommage d'avoir organisé une journée au cours de laquelle il n'a pas été question de technique, à une exception près d'ailleurs utile, mais d'usage. Pas d'octets et de machines, mais des problèmes que les hommes se posent entre eux à propos de ces octets et de ces machines.

J'ai été frappé au cours de cette journée par le balancement, la contradiction. Par exemple entre "c'est facile" et "c'est plus difficile". Entre "on a accès à tout" et "ces outils risquent de plonger dans l'oubli ce qui par leur moyen ne sera pas accessible".

Je serais finalement tenté d'exprimer ce balancement de deux façons :
- balancement entre l'ancien et le nouveau ;
- balancement entre la négation et la confirmation du rôle de la bibliothèque.

Le choc du nouveau est le plus apparent :
- il y a le renouvellement des outils (machine, programmes et ressources): non seulement ils n'existaient pas il y a dix ans ou moins, mais encore ils se renouvellent à un rythme effréné ;
- il y a l'inflation de l'offre : une démultiplication qui donne le tournis, qui découragerait toute tentative de formation ou de veille ;
- il y a aussi une inflation de la demande. Puisque tout paraît disponible, on veut tout, tout de suite, et tant qu'on y est, on veut la totale, le numérique et le papier, le fromage et le dessert, le beurre et l'argent du beurre.

Mais le choc le plus brutal est peut-être économico-juridique. On assiste, on le sait bien, à une tendance à l'extinction du droit au profit du contrat, du tarif général et publié au profit de l'individualisation de toute transaction. Cette tendance représente aujourd'hui pour vous, et demain pour les bibliothèques publiques, un terrible défi.

Nouveauté radicale enfin dans les conditions de transmission de l'information. D'un côté l'accès devient un acte ponctuel, non conditionné par la possession préalable d'un fascicule, d'une collection. De l'autre, accéder c'est dériver, c'est posséder : c'est la logique du Web selon laquelle ce que le navigateur affiche a d'abord été déchargé sur le disque dur du poste client, et cette invention géniale n'a pas fini de nous poser des problèmes de propriété.

Tous ces chocs provoquent un appel à toujours plus de compétence. Et j'ai vu fleurir sur les transparents, comme lors de nombreuses autres journées sur les NTIC, l'énoncé des compétences désormais requises aux bibliothèques pour qu'elles continuent à jouer leur rôle de médiateur de l'information et de la documentation.

Mais si l'on veut bien y réfléchir, dans ce déluge de nouveau, l'ancien affleure, transparaît, il est gros comme le nez au milieu de la figure. Quand on se retrouve en terre inconnue, comme dans le noir, il est bon de s'appuyer sur des repères familiers.

Les acteurs traditionnels du drame sont toujours là : les bibliothèques, leurs usagers, leurs tutelles, les auteurs, les éditeurs, les diffuseurs.

Les outils conceptuels sont là aussi. Qu'est-ce que le Web sinon de la bibliothéconomie pure ? Rechercher, classer, indexer des documents primaires, nous sommes en terrain de connaissance. Mais il nous faut retravailler ces outils, les populariser, pour que les utilisateurs ne soient pas ballottés entre le silence et le bruit. Quand Hervé Le Men nous projetait une fiche de veille technologique sur les valves à papillon et nous disait "les mots-clés nous savons faire", je souriais intérieurement, je ne sais pourquoi, en songeant à RAMEAU.

Simplement, ces techniques, ces outils, même renouvelés, connaissent une expansion nouvelle. Car l'information en ligne élargit considérablement les possibilités de recherche et les conditions d'utilisation : rapidité, ubiquité - et l'on s'étonne de se voir présenter la facture.

La facture, justement. Elle a été omniprésente au cours de cette journée. L'information numérique devrait coûter moins cher que l'imprimée. Au contraire, les prix montent. Vous payiez des abonnements. Il vous faut maintenant négocier des conditions d'accès et d'usage, et donc dépenser aussi du temps, de la compétence, de l'organisation.

Que devient la bibliothèque dans ce nouveau contexte ? On balance curieusement entre une extension considérable de son rôle et sa négation complète. Extension comme courtier général d'information en ligne sur l'ensemble d'un campus, au point qu'on peut se demander si on ne va pas trop loin, comme l'a suggéré Anne Dujol à propos de la formation des utilisateurs. Ou négation de l'utilité de la bibliothèque elle-même dans un contexte d'ubiquité de la diffusion. Ce débat cosmique s'est aujourd'hui décliné très concrètement, à propos de la traditionnelle controverse sur les bibliothèques d'institut et de laboratoire. On a entendu que le laboratoire peut court-circuiter le SCD en négociant directement des accès en ligne, mais aussi que sa propension à amasser pour lui-même des collections particulières perdait toute légitimité justement parce qu'il y avait ubiquité, délocalisation.

S'il y a de tels ballottements, de telles contradictions, c'est que tout cela est en travail. Nous sommes en phase de transition. Il y a du jeu car tout est remis en jeu. On redistribue les cartes.

Dans cet intervalle où nous nous trouvons, certains essaient de gober leurs anciens partenaires, de se substituer à eux : les éditeurs entendent se passer des diffuseurs et même des bibliothèques, les bibliothèques veulent publier, et les auteurs peuvent s'autoéditer (c'est si facile sur le Web), ou bien encore, ce qu'on commence à observer de l'autre côté de l'Atlantique, refusent la diffusion commerciale à prix excessif de leurs travaux pour s'engager dans une édition électronique universitaire gratuite ou à prix faible.

Et si tout est en jeu, c'est que rien n'est joué. Alors, il n'est d'autre solution que de mener une guerre de mouvement. Une guerre pour laquelle il est conseillé d'user d'un armement contemporain.

Une des figures anciennes que la mondialisation numérique tend à titiller ou même pulvériser, c'est l'institution pyramidale ou la pyramide d'institutions. C'est pourquoi le maître mot est pour l'heure : COOPERATION. Il y a longtemps qu'on parle de coopération entre bibliothèques. On en a plus parlé qu'on en a fait. J'ai le sentiment que les deux courbes sont en train de se croiser.

De récents événements mondiaux réhabilitent s'il en était besoin le rôle indispensable des États comme structures de régulation et d'expression démocratique. Mais, pour les nouvelles tâches qui nous occupent, il ne semble guère que les structures étatiques soient adaptées. Les uns s'en réjouissent par idéologie ou esthétique, les autres s'y résignent : ce qui marche, c'est la coopération horizontale.

Lorsque j'étais enfant je jouais souvent avec mes camarades à chat perché. Nous nous tenions chacun en sécurité sur notre petite hauteur, mais quand quelqu'un s'écriait "A la Saint-Michel tout le monde déménage" il nous fallait l'abandonner et courir pour conquérir une autre position. Nous sommes à la Saint-Michel. Cela durera un petit moment. Mais pas une éternité.

Nous vivons une époque formidable, et chaque jour je remercie le Ciel de m'avoir permis d'être bibliothécaire en des temps si mouvementés. Les époques formidables ne sont pas de tout repos.

Septembre 1998


Publié en ligne par Dominique Lahary