Métier, as-tu du coeur ? Métier, as-tu du  ? Métier, as-tu du coeur ?
A propos du concours de bibliothécaire et du concours éponyme

par
Dominique Lahary
Bibliothèque départementale du Val d'Oise
in : BIBLIOthèque(s) n°7, février 2003

Un mauvais quart d'heure Métier, as-tu du coeur ?

J'en connais qui le 3 décembre 2002 ont passé un mauvais quart d'heure : les candidats au concours interne de bibliothécaire territorial. La bien nommée " épreuve " d'étude de cas portait sur un dossier bien daté de passage d'une version à une autre d'un logiciel de gestion de bibliothèque qui ne méritait certes pas tant d'indignité, avec quelques questions propres à désespérer même les plus férus en informatisation de bibliothèque.

J'en connais d'autres qui ont passé le même mauvais quart d'heure : les candidats au concours externe de bibliothécaire territorial. L'excellemment nommée " épreuve " de questionnaire portait sur une série de question faisant uniquement appel à des aspects réglementaires, fruit d'une approche presque exclusivement administrative et étatique de la question des bibliothèques.

Ayant eu dès le lendemain connaissance des sujets, la fureur m'a pris. C'est que j'avais participé activement à la mobilisation en faveur d'un rapprochement des critères de sélection des candidats et des critères de recrutement par les employeurs, ce qui dans le système actuel ne peut, pensions-nous, se traduire que par la " professionnalisation des concours ". Ce fut la pétition " SOS Bibliothèques territoriales " qui de mars à juin 1999 a recueilli 3 759 signatures avec le soutien de l'ABF et de l'ADBDP(1).

La pétition réclamait " des concours externes sur titre ou sur épreuves professionnelles et des concours internes sur épreuves professionnelles ". Deux ans plus tard, un décret du 9 octobre 2001 apparaissait comme une première victoire : le concours de bibliothécaire territorial était partiellement professionnalisé, avec adjonction d'une épreuve interne d'étude de cas et d'une épreuve externe de questionnaire. J'aurais préféré qu'on disserte plutôt qu'on bachotte, que les candidats soient appréciés sur une démarche et un raisonnement professionnels plutôt que sur des questions de cours, mais je n'ai pas fait la fine bouche : c'était déjà ça.

Et puis ce fut l'épreuve de vérité, la première session suivant la réforme, les premiers sujets, et la profession réduite à sa caricature ! Tout ça pour ça ?

Il est facile de crier haro sur le CNFPT. Facile d'observer que quelques mois après que la délégation Champagne-Ardennes a présenté au congrès de l'ABF à Troyes, en juin 2002, un référentiel des métiers de bibliothèques dont on peut discuter mais qui n'est certes pas à ce point réducteur, le service des concours a fait rédiger des sujets d'épreuves sans aucun rapport avec ce travail.

Oui, trop facile. Et nous ? Pour ma part je plaide coupable d'avoir participé à une " campagne sans contenu ", selon le mot qu'un collègue a bien voulu me transmettre par voie électronique. J'ai cru qu'il y avait un temps pour réclamer la professionnalisation, et un autre temps pour définir de quelle profession il s'agit. Le premier temps pouvait unir. Le second ne peut que diviser.

Erreur. Tout va vite et tout se mélange. Le débat sur contenu du métier était et est incontournable. Divisons-nous.

La propriété c'est le vol

Lors du dernier congrès de l'ABFsur le thème Bibliothécaire, évolution, révolution, une expression fit florès : le coeur de métier. Mais d'une séance ou d'un atelier à l'autre, d'un intervenant à l'autre, de la tribune ou de la salle, ce coeur volait de-ci de-là tel une chauve-souris prise au piège. Pour les uns le coeur était du côté des collections. Il fut même question d'un retour vers les contenus, ce qui rencontra beaucoup d'approbation dans l'assistance. Pour d'autres, il se situait dans la médiation. D'autres enfin - ce fut dit - en tenaient pour le catalogage.

Cette insistance à localiser le coeur du métier de bibliothécaire peut être contestée. On dira qu'il faut de tout pour faire une bibliothèque, et des gens qui se spécialisent dans ceci ou cela. Il y a pourtant là quelque chose de profond.

Le métier, me semble-t-il, peut être fondamentalement envisagé de deux façons. Ou d'abord la collection, ou d'abord les publics. Ou d'abord les documents, ou d'abord les utilisateurs. Ou d'abord nous, ou d'abord eux.

Pour le démontrer, je me servirais... de la question des accès à Internet en bibliothèque. On les présente souvent, avec beaucoup de cohérence, comme devant nécessairement s'inscrire dans la politique documentaire de l'établissement, d'où l'insistance à " sélectionner des sites ", comme on dit, à les cataloguer même, voire - ce qui est dans la continuité des pratiques concernant les documents dits physiques - à bloquer l'accès à d'autres ressources que celles dûment choisies et décrites par la bibliothèque.

Cette démarche rencontre auprès du public l'insuccès que l'on sait : il n'a pratiquement que faire des sélections proposées et s'insurge s'il n'y a pas moyen d'accéder à autre chose. Si vous êtes centré sur la collection, vous ne sortez pas de la contradiction entre eux et nous. Si vous êtes centré sur le public, vous n'avez au contraire aucun problème à faire de la bibliothèque un lieu d'accès à des ressources externes. Et vous n'avez pas le sentiment déchirant de ne plus faire " votre " métier.

Au début des années 1990, en pleine découverte des " autoroutes de l'information ",un thème récurrent hantait les colloques et congrès de bibliothécaires de part le monde : ownership versus access (la propriété ou l'accès). Je pensais alors que ce thème était spécifique aux ressources électroniques. Erreur. Cela concerne toute la bibliothéconomie.

Maurice B. Line l'écrivait déjà en 1996(2) : " Désormais, il n'est plus important qu'un document ne figure pas dans la bibliothèque, étant donné qu'on peut l'obtenir aisément l'information ".

Être centré sur la collection, c'est d'abord et avant tout être centré sur SA collection. C'est avoir une attitude de propriétaire. Chaque équipe, se l'on n'y prend garde, campe sur sa collection, se construit autour de son appropriation symbolique et administrative.

L'investissement sur le catalogage et l'indexation n'a pas d'autre sens (un document n'existe pour nous qu'après avoir subit nos marquages physiques et intellectuels). La difficulté à énoncer nos politiques documentaires en découle également. Mais si l'énoncer c'est se contenter de conforter nos cloisonnements, alors nous n'en sortons pas. Une politique documentaire, c'est une politique d'accès, dont la collection locale, au demeurant fluide, changeante, sans cesse renouvelée, n'est qu'un des aspects. Si nous voulons la constituer sérieusement, cette collection, pouvons-nous vraiment tout faire nous-mêmes ?

Les fameuses acquisitions concertées si difficiles à mettre en place butent sur cet obstacle. Le partage documentaire, ce n'est pas ce mettre d'accord avec d'autres pour continuer à choisir son fonds, c'est le laisser choisir par d'autres. Au moins en partie.

Prenons au sérieux l'apostrophe de notre collègue allemand Peter Borchard(3)2, qui écrit : " Ce qui ne manque jamais d'étonner les bibliothécaires allemands, c'est la disproportion entre l'effectif du personnel et les heures d'ouverture. Nous constatons régulièrement que bien que les bibliothèques françaises disposent de plus de personnel que les bibliothèques allemandes, elles n'en continuent pas moins à offrir beaucoup moins d'heures d'ouverture. " Il poursuit : " On a l'impression que chaque bibliothèque travaille pour elle-même et qu'il n'existe pas de dispositif de coopération qui pourrait réduire les charges de travail interne du personnel, notamment en matière de constitution des fonds et de catalogage. "

Voilà pourquoi derrière la bataille contre la persistance abusive du catalogage local, il y en a une autre, encore plus rude : celle des politiques documentaires partagées.

Les deux sens de la médiation

Internet est un révélateur, un exacerbateur de l'épuisement d'une bibliothéconomie centrée sur la collection. Comme j'ai du goût pour le compromis, je mettrais le coeur du métier dans le point de passage entre les ressources et les utilisateurs : dans la médiation. Pas ailleurs, surtout pas ailleurs.

Le foisonnement d'emplois précaires de " médiateurs " est un autre révélateur. " Alors que nombre de bibliothécaires professionnels, quel que soit leur grade, placent encore le document au coeur de leur métier, les emplois-jeunes incarnent une nouvelle approche centrée sur le public et la médiation " écrit Thierry Delcourt(4).

Certes il y a des fonds à conserver, des collections à constituer, des systèmes informatiques à installer et mettre en place, il faut pour tout cela des compétences, des spécialisations. Mais comment ne pas voir que tous nos référentiels, tous nos programmes de concours et de formations, toute notre littérature, font une part outrageusement belle aux collections et laissent aux utilisateurs la portion congrue ? Cette idée court tout au long du stimulant dossier Usages, usagers paru dans le numéro 5-6 (décembre 2002) de BIBLIOthèque(s) : les publics, leur connaissance, leur accueil, n'ont pas assez de place dans nos préoccupations, nos réflexions, nos pratiques.

Placer la médiation au coeur, ce n'est pas renoncer à toute contribution intellectuelle, à toute prescription. Au contraire, assumons-les, ouvertement, publiquement. La médiation est aussi une transmission. Mais pas seulement. C'est aussi rechercher un équilibre avec les demandes du public, c'est considérer celui-ci, non comme l'objet passif de nos attentions, mais comme un acteur des services que vous sommes chargés de mettre en place.

Trop souvent le public n'est abordé que sous l'angle de son comportement, comme si la connaissance des moeurs de cette tribu était pour le bibliothécaire un luxe intellectuel. Anne Marie-Bertrand fait observer que la sociologie a peu d'impact sur le fonctionnement des bibliothèques(5). C'est vrai. C'est bien dommage.

Ecoutons Jean-Philippe Accart, auteur du Métier de documentaliste (6) : " le facteur majeur de convergence [entre bibliothécaires et documentalistes] est certainement la prise en compte du rôle central de l'utilisateur ". Travaillons sur l'interaction entre public et bibliothèque, beaucoup plus que nous ne l'avons fait jusqu'à présent. La médiation ? D'accord. Mais dans les deux sens !

Quant aux techniques, on les voit trop du côté du traitement documentaire, de la collection. Elles se situent de plus en plus du côté de l'accès, de la médiation, fût-elle automatique. Ce qu'il y a de plus intéressant et de plus novateur dans les techniques documentaires actuelles, bouleversées par le web, ce n'est pas la gestion des collections, c'est celle des accès.

A qui donner envie de devenir bibliothécaire ?

Au fond la grande question qui se pose dans les années qui vienne, alors qu'un redoutable défi démographique (7) impose un renouvellement massif de génération, c'est : à qui allons-nous donner d'entrer dans le métier ? Cette question est un préalable à tout le reste. En découleront des cursus de formation, et tant que perdurera la fonction publique à la française, des épreuves et programmes de concours.

Je tremble que la rumeur des épreuves de ce concours de bibliothécaire territorial ne fasse passer un terrible message : si tu veux réussir, potasse les procédures et apprends par coeur des lois et règlements. Reconnaissons-le, l'image ringarde du bibliothécaire existe. Reconnaissons-le, nous en sommes en partie responsables. Claude Poissenot écrit que les bibliothèques " participent à la sélection de leurs publics ". Les bibliothécaires participent aussi, et pas seulement par des épreuves de concours, à la sélection de leurs successeurs.

Tâchons que se recompose un paysage simplifié de formations propres à permettre des concours sur titre, ce qui aujourd'hui n'est guère possible sauf à un niveau bac+2 auquel l'Europe laisse peu d'avenir(8). Mais faisons attention. Laissons des ouvertures, permettons les vocations tardives, les chemins de traverses, les apports inattendus. Permettons les reconversions et la reconnaissance des acquis, ce que les fonctions publiques ne savent pratiquement pas faire. Mixons les équipes avec des compétences diverses, dans une pluralité de métiers.

Pour se reproduire, car il est utile à la société et aux individus, le métier de bibliothécaire a besoin de coeur. Mais pas d'un coeur sec. Accueillons les générations nouvelles à coeur ouvert.


Notes

(1) Voir le site http://sosbibli.free.fr

(2) " Accéder ou acquérir: une veritable alternative pour les bibliothèques ? ", Maurice B. Line, in Bulletin des bibliothèques de France, 1996, t.41, n°1.

(3) " Les bibliothèques de lecture publique vues d'Outre-Rhin ", Peter Borschardt, in : Bulletin des bibliothèques de France, 2002, t.47, n°5, pp. 36-39.

(4) Accueillir et intégrer des personnels non permanents, sous la dir. de Frédérique Mondon, Paris, Tec et doc, Villeurbanne, Presses de l'Enssib, 2002. - (La boîte à outils).

(5) " À quoi sert la sociologie ? " [compte rendu], in Bulletin des bibliothèques de France, 2002, t.47, n° 6.

(6) Regards sur le métier de documentaliste : Entretien avec Marie-Pierre Réthy et Jean-Philippe Accart, juillet 2000. http://savoirscdi.cnfpt.fr/missions/metier/accartrethy/accartrethy.htm.

(7) Enquête démographique sur les personnels des bibliothèques, ministère de la culture, ministère de l'Éducation nationale, CNFPT, [Paris], [ministère de la Culture, ministère de l'Éducation nationale, CNFPT ], [2001].

(8) Les cursus universitaires sont en train de converger au sein de l'Union européenne selon le schéma 3/6/9.


Publié en ligne par Dominique Lahary - BIBLIOthèque(s) est la revue de l'Association des bibliothécaires français