Violences urbaines et bibliothèques : Morale et politique, symbole et responsabilité
Message de Dominique Lahary à la liste de diffusion biblio-fr, 28/11/2005
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Voir aussi sur le même sujet le message précédent du 17/11/2005

Il était normal et heureux que biblio-fr procure, sous le mot-clé " Violences urbaines et bibliothèques ", un espace de parole contradictoire sur ce phénomène dans le phénomène : des bibliothèques ont été attaquées et brûlées. Poursuivons.

Premièrement : Morale et politique, responsabilité individuelle et collective

Si l'on déplore ou dénonce ces actes, on se place sur le terrain de la responsabilité individuelle. On émet alors un jugement moral (ce n'est pas bien de brûler des bibliothèques). Ou une position juridique (c'est illégal et doit être condamné). J'en suis d'accord. Personne ne doit bien sûr être dédouané de sa responsabilité individuelle.

Mais si on se place du point de vue politique, on voit bien qu'on n'est guère avancé de constater que la France a connu une poussée de pulsion destructrice telle que les États-Unis ou la Grande-Bretagne en ont naguère connu. Si on se place du point de vue de la responsabilité collective (raisonnement qui ne doit jamais être juridique, bien sûr), alors ont est bien obligé de distinguer l'approche morale ou juridique et a recherche de causes profondes. Rechercher ces causes profondes n'est pas " excuser " ou " absoudre ", comme je l'ai lu. Ce n'est pas le sujet. Et chercher à comprendre comment un phénomène collectif se développe, cela veut dire notamment, qu'on le veuille ou non, lire et écouter les sociologues. Si à quelque chose malheur est bon, alors il faut se réjouir que la société française, ces temps-ci, se pose des questions. Que des bibliothécaires participent à ce débat public me paraît de salubrité publique.

Codicille : je lis qu'il est stupide de brûler la voiture de son voisin, l'école de ses frères et sœurs, la bibliothèque de son quartier. Effectivement, c'est parfaitement stupide, et cela aggrave la situation qui semble à l'origine de la colère. Mais ce ne sont évidemment pas des actes rationnels. Un mouvement collectif n'est pas forcément rationnel (oserais-je écrire qu'il ne l'est jamais tout-à-fait ?). Il est constant (cela ne date pas de ces quatre dernières semaines) que des jeunes de ces quartiers dégradent leur propre environnement, en une forme de haine de soi, comme l'explique depuis longtemps... le sociologue Bernard Charlot.

Deuxièmement : Symbole et hiérarchie (ou confusion) des valeurs

Et oui, des bibliothèques aussi ont brûlé. Pourquoi ? Quelle est la gravité d'un tel acte ?

Il y a deux façon de répondre.

La première banalise : c'est un symbole comme un autre d'un équipement public local, comme les maisons de quartiers, les écoles et les gymnases.

La seconde campe sur l'exceptionnalité des bibliothèques : c'est la culture, le savoir qui sont visés. Ou à tout le moins, c'est particulièrement grave de brûler une bibliothèque pour ce qu'elle symbolise.

Vous me permettrez de choisir la première façon et de me montrer solidaire des maisons de quartier et des gymnases. Ce n'est pas l'incendie de la bibliothèque de Sarajevo ou de celles de Bagdad, aucun manuscrit ni incunable n'est parti en flamme et le patrimoine de l'humanité n'est pas en jeu. Ce qui est en jeu, ce sont les équipements publics et collectifs de quartier. C'est cela qui a été, bien malheureusement (et tout à fait délibérément, hélas) attaqué, et c'est cela qu'il faut reconstruire. Ne voyez dans cette mise au point aucun esprit de hiérarchie des valeurs.

Troisièmement : Faisons de la lecture publique un sujet politique

Pas de politique au sens partisan, même si je ne mets dans cette expression aucun mépris particulier: Un seul parti s'exclut lui-même de cette discussion, puisqu'il dénonce explicitement la politique de la ville. Je n'ai pas besoin de le nommer pour qu'on le reconnaisse.

Dans le débat salutaire qui saisit la France, la lecture publique a toute sa place.

J'ai cité l'article " Les bibliothèques sont-elles à leur place ? " dans n° 604 (3 juin 2005) de Livres-Hebdo, parce qu'il me paraît utile de le relire aujourd'hui. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de bibliothèque hors de quartiers favorisés, bien sûr. J'attire simplement l'attention sur le résultat d'une enquête qui montre ce que nous savons déjà: c'est dans l'ensemble, malgré de louables et assez nombreuses exceptions, que le maillage des bibliothèques françaises n'est pas socialement équitable.

Et s'il y a des exceptions, justement, c'est qu'il y a des expériences, des réussites et des échecs, et que de tout cela il est utile de rendre compte et de débattre.

On le sait aujourd'hui : la bibliothèque publique n'est pas seulement un service d'accès à des documents et des informations, c'est aussi un lieu public ouvert gratuitement à tous, espace d'ordre et de liberté. Les bibliothèques, avec d'autres institutions et équipements, les bibliothécaires, avec d'autres professions, peuvent jouer un rôle dans la politique de la ville. Il importe que les politiques le sachent.

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Dominique Lahary, s'exprimant à titre personnel
Habitant un quartier pavillonnaire
http://membres.lycos.fr/vacher/profess