Journées ADBDP 2008
Les BDP et l’accès à la culture et à l’information à l’heure d’Internet
Périgueux, 28 septembre-1
er octobre 2008

Entre abondance et rareté : l’offre numérique aux/des bibliothèques

par Dominique Lahary, BDP du Val d’Oise

Je traiterai, ici, des services numériques que les bibliothèques offrent à la population mais aussi des offres de services que nous proposent nos fournisseurs. J’ajouterais diverses considérations propres à replacer cet étroit sujet dans son jus : le contexte global de la dématérialisation, vu de l’angle que j’indiquerai dans quelques secondes.

Comme vous l’avez probablement déjà remarqué, je ne suis pas un bibliothécaires finlandais[1].  Ni d’ailleurs Françoise Benhamou[2], l’économiste de la culture dont nous aurions souhaité qu’elle puisse traiter de la question de la gratuité[3]. J’aurai donc l’audace de jouer les économistes d’occasion.

Dix ans déjà !

Il y a dix ans, l’ADBDP organisait au Futuroscope de Poitiers ses journées d’étude annuelles sur le thème « Les BDP dans la société de l’information »[4]. Nous en étions encore à la Préhistoire, sinon d’Internet, du moins du Web[5], notamment dans les BDP : seulement deux d’entre elles disposaient d’un site web, dont une un catalogue. Martine Blanchard[6], qui reste chère à nos cœurs, avait demandé à Alain Caraco et moi-même de concevoir un programme qui était à la fois d’initiation et d’anticipation[7]. Le regretté François Reiner, qui disparu brutalement peu après, nous a donné un texte visionnaire qui a gardé toute sa fraîcheur : Internet, une révolution plus importante que l’imprimerie[8] ?

Que de chemin parcouru depuis ! Et pourtant, il nous reste encore beaucoup de route devant nous. A nous les bédépistes, mais plus généralement à nous les bibliothécaires. Comme à beaucoup d’autres, d’ailleurs.

Rareté.

Soyons lucide. La rareté est d’abord celle :

- des réserves d’énergie (230 ans de réserves pour le charbon, 70 ans pour le gaz, 50 ans pour le pétrole) ;

- de l’agriculture : il faudra doubler la production agricole avant 2050 ; 5 millions de surfaces agricoles disparaissent chaque année ; la moitié de la capacité des plantes à photosynthétiser la lumière a disparu) ;

- de l’eau potable (on disposait de 15 000 m3 par habitant et par an en 1900, de 8 000 en 2006, et l’on prévoit 4 000 en 2040) ;

- des espèces animales (sur 1,75 millions d’espèces recensées, 10 000 disparaissent chaque année et la disparition de la moitié des espèces d’ici la fin du siècle n’est pas exclue)[9].

Mais plus généralement, la rareté est la définition même de l’économie, comme l’expliqua, entre autres, ce grand vulgarisateur de l’économie qu'est Jean-Marie Albertini[10] La rareté signifie qu’un objet n’est pas interchangeable. Si je le détiens, tu ne l’as pas. Si je te le vends, je ne l’ai plus. Ici commence l’économie.

Abondance

Or l’univers info-culturel a en partie basculé dans l’abondance. Et il l’a fait parce qu’il  il est dématérialisé. L’information, l’œuvre, le texte, l’image sont sur des supports qui peuvent être clonés quasi immédiatement, pratiquement sans coût, et multipliés à l’infini. L’abondance est consubstantielle au numérique.

C’est un événement absolument inouï. Jamais dans l’histoire une économie de l’abondance n’avait semblé possible[11].

Cette abondance signifie que tout peut-être reproduit à l’infini. Mais elle a également un effet paradoxal :  ce que très peu de personnes demandent peut être facilement disponible sans qu’un coût excessif ne bride sa diffusion. C’est le principe de la longue traîne, développé par Chris Anderson, le rédacteur en chef du magazine américain Wired dans son numéro 12 d’octobre 2004[12].

Gratuité.

« Force est de constater que la gratuité règne en maître dans un monde des nouvelles technologies qui peine à inventer un autre mode de séduction de ses utilisateurs. » Françoise Benhamou[13].

« Arme économique redoutable, le gratuit n’est plus une subversion collective, mais une arme au service des entreprises. » Olivier Bomsel[14].

Olivier Bomsel n’est ni un adepte d’Olivier Besancenot, ni une personne qui pense que le numérique abolir la monnaie comme le souhaitait Che Guevara au début de sa carrière ministérielle à Cuba. Il s’agit d’un gratuit marchand. La gratuité est devenu un élément du modèle économique de l’abondance. C’est un aspect presque complètement nouveau dans l’économie. Olivier Bomsel ajoute « La numérisation […] est génératrice d’effets de réseau sans un environnement économique et industriel. […] Plus un système de codage est usité, plus il est utile à chacun de ses utilisateurs. » Lorsqu’un site a de l’audience, il a une valeur marchande et il peut générer du profit autrement que par ses utilisateurs directs.

Chris Anderson, le théoricien de la longue traîne, a publié dans le numéro de mars 2008 de son magazine Wired un article intitulé Free[15] où il présente différents modèles économiques de gratuité :

1.      le modèle fremium : peu d’utilisateurs payent pour les autres (par exemple : la version de base d’un logiciel est gratuite mais des versions professionnelles sont payantes) ;

2.      le modèle publicitaire : les annonceurs paient pour les utilisateurs (qui sans être une nouveauté [16] connaît un développement fulgurant avec Internet);

3.      les subventions croisées : on vous offre quelque chose pour que vous achetiez autre chose ;

4.      Le coût marginal nul : reproduire un même fichier en des milliers d’exemplaire ne coûte rien, il peut être plus simple d’offrir que de faire payer (en espérant bien sûr faire payer autre chose) ;

5.      L’échange de travail : on accéde gratuitement à un service en échange d’un acte d’utilisation qui crée de la valeur ;

6.      L’économie du don : les utilisateurs sont invités à faire des dons volontaires (c’est ainsi par exemple que l’encyclopédie coopérative Wikipédia est financée).

Les quatre premiers modèles relèvent explusivement de l’économie marchande, les deux dernières peuvent relever aussi de l’univers de l’échange-don[17]. Ne croyons pas cependant que ce qu’on appelle le « web social » se situe obligatoirement en dehors de l’économie marchand. Bien des sites de partage social ont été créés ou rachetés par de grandes entreprises du web. L’internaute qui y dépose le produit de son travail ou de sa collecte ou se décrit lui-même crée sans rémunération de la valeur qui n’est pas perdu pour tout le monde[18].

Comme disait Xavier Galaup avant-hier[19], « on se catalogue soi-même »,. Dans un congrès de policiers on dirait « on se fiche soi-même » ! Ce n’est plus « Big brother is watching you », c’est « Big brother is you ».

Et je propose la définition suivante du site Facebook : Enfin in fichier de renseignements généraux rempli par les utilisateurs eux-mêmes ! Avec le web 2.0, « Big brother is inside you. »[20]

Mieux que le gratuit ?

Kevin Kelly, l’ex-rédacteur en chef de Wired, corrige et complète cette vision dans un texte intitulé « Mieux que le gratuit »[21]. Certes, observe-t-il, il y a beaucoup de gratuit mais comment se fait-il que la notion de valeur perdure et que des utilisateurs acceptent encore de payer une ressource ?

Kevin Kelly dégage 8 valeurs pour expliquer ces comportements :

·         l’immédiateté : Avoir une copie au moment où elle est mise en vente ou produite, immédiatement, sans avoir à l’attendre ;

·         la personnalisation ; on ne peut pas copier la personnalisation issue d’une relation ;

·         l’interprétation : par exemple quand le manuel d’utilisation d’un logiciel libre est payant ;

·         l’authenticité : . Pour avoir une version fiable, certifiée, authentique et qui fonctionne :

·         l’accessibilité : nous paierons des entrepôts pour nous donner accès à des morceaux de musiques quand et où nous le souhaitons

·         l’incarnation : pour profiter d’une copie en haute résolution, pour avoir accès à un support, à une performance

·         le mécénat : les fans paient volontairement, si c’est facile et d’un montant raisonnable ;

·         la trouvabilité : capacité à retrouver rapidement une ressource dans un océan de données.

Il me semble que ces critères de valeur marchande demeurent valables pour apprécier la pertinence de l’offre des bibliothèques.

Celles-ci, plongées dans un univers de concurrence généralisée, peuvent constituer un effet d’aubaine assumée par les puissances publiques, mais avec des logiques très différentes selon les médias :

·         un texte long à lire de bout en bout sera souvent utilisé une fois dans la vie et se prête… au prêt en bibliothèque ;

·         une information brève que l’on souhaite obtenir rapidement et copier pour la réutiliser sera de préférence cherchée sur Internet ;

·         l’écoute musicale, devenue une pratique répétitive et nomade depuis l’invention du baladeur à la fin des années 70, suppose la possession par la cpie, pour quoi la discothèque de prêt à procuré un effet d’aubaine avant d’être délaissée au profit d’Internet alors que la logique d’usage demeurait absolument la même ;

·         le cinéma tend à générer des pratiques qui plus en plus à ressembler celles relative sà l’écoute musicale.

Tout cela crée, notamment dans les industries culturelles, des tensions économico-juridiques considérables entre le modèle de la rareté et celui de l’abondance.

Ceux qui campent sur le modèle de la rareté, veulent que ce modèle perdure et ceux qui parient sur l’abondance misent de plus en plus sur la gratuité et sur la non-protection des fichiers. Nous sommes, actuellement, dans une situation, complètement troublante, dont on ne sait comment elle va évoluer.

N’y voyons pas trop simplement la lutte des gentils partageux contre les méchants accapareurs. Outre que la question de l’emploi est un souci légitime, on voit dans les deux camps opposés de solides intérêts économiques et une divergence aveuglante d’intérpet entre les industries de contenues et les industries de l’accès : fournisseurs de matériels et logiciels, fournisseurs d’accès, moteurs de recherche et sites d’hébergement des données de tout un chacun.

Et la bibliothèque dans tout ça ?

Force est de constater que dans ce contexte, la bibliothèque campe fondamentalement sur un principe de rareté : rareté du stock, rareté des exemplaires, rareté des lieux et rareté des horaires.

La bibliothèque est un univers de non-disponibilité, radicalement inverse de celui qui naît avec la logique du numérique.

C’est pourquoi, bien que relevant d’un service public non marchand, elle est un avatar de l’économie de la rareté.

La bibliothèque de l’abondance reste donc encore à inventer, mais nous avons commencé, dans le cadre de ces journées, à aborder les modèles de la bibliothèque numérique redistributive.

Selon quels modèles, les œuvres numériques sont-elles fournies aux bibliothèques et redistribuées par elles ?

Denis Zwirn, PDG de Numilog, a rédigé dans un rapport à la BnF[22] présenté dans  un tableau sur les différents modèles du livre numérique en distinguant de nombreux critères :

·         l’achat pérenne ou la location annuelle,

·         l’achat titre par titre ou par collection complète,

·         les accès simultanés limités ou illimités.

Il en déduit huit modèles économiques qu’il croise avec deux distinctions  techniques : entre téléchargement et lecture en ligne et entre accès sur place dans les locaux d’une bibliothèque et accès à distance sur un site Internet.

Simplifions. L’interassociation Archives Bibliothèques Documentation (IABD), dans le cadre des assises du numérique organisées par le secrétariat d’Etat à la prospective, à l’évaluation des politiques publiques et à l’économie numérique, a organisé le 30 juin 2008 un atelier avec une bonne partie des principaux acteurs pour les bibliothèques et la documentation, , et a publié sur son site[23] un compte rendu qui constitue un état des lieux de l’offre numérique pour les bibliothèques .

Je résumerai brutalement l’éventail de ces offres en me contenant de distinguer :

·         le modèle de la rareté, qui singe le monde matériel par le choix titre par titre et le « prêt numérique » de fichiers chronodégradables, ce qui revient proprement à transformer l’abondance en rareté,

·          le modèle de l’abondance, qui consiste à proposer des collections entières et à forfaitiser le prix sur des critères tels que le nombre d’habitants. Nous ne sommes plus dans une logique d’achat à l’unité, mais, plutôt, dans une logique de service.

Ces deux modèles sont radicalement contradictoires.

Il est impossible de savoir actuellement s’ils coexisteront ou si l’un finira par dominer l’autre. Il est certain que le terrain de la musique est beaucoup plus perturbé et en révolution et il n’est pas sûr que les différents médias obéiront aux mêles lois, ou du moins, la transition de la rareté vers l’abondance ne se fera pas au même rythme.

Dans un cas, nous restons dans le geste traditionnel du bibliothécaire sélectionneur et dans l’autre le choix lui échappera : ce contexte est donc loin d’être anodin bibliothéconomiquement parlant.

Le paradoxe est que l’abondance commence par des marchés de niche. On ne peut fournir pour le moment que des lambeaux d’offre musicale numérique. Quant au livre électronique au sens de tablette de lecture, encore appelée liseuse, il ne représente toujours qu’une réalité émergente depuis le Salon du livre de paris de l’an 2000, où fut installé un « village du livre électronique ». les tablettes alors exposées n’ont plus court et malgré quelques progrès notable on attend toujours la tablette miracle.

Mais il en va des marchés de niche comme pour des espèces animales, qui peuvent rapidement quitter leur niche écologique d’origine pour envahir la planète entière.

La bibliothèque de la gratuité

Dans le contexte actuel, la gratuité s’impose : si même le marchand est gratuit, comment le public pourrait-il ne pas l’être ? L’argument selon lequel ce qui est gratuit n’a pas de valeur… n’a  plus valeur désormais.

Mais la bibliothèque n’est-elle pas perdue dans l’océan du gratuit ? Dans cet océan du gratuit marchand, nous essayons de faire vivre des petits radeaux de services publics gratuits et c’est une difficulté réelle.

 

Quelle valeur peut être ajoutée par la bibliothèque ? Nous offrons au public un bouquet numérique dans un contexte de déjà grande abondance. Il y a donc un véritable problème de visibilité de nos offres, dont les collègues qui gèrent CAREL[24] se font souvent l’écho.

Dans un dessin qui fait la couverture de son recueil Sentiments distingués, publié par Denoël en 2007, Sempé représente un petit homme portant un immense bouquet. Il se tient tout au fond… d’une immense serre remplie de fleurs, où travaille la dame à qui semble destinée le bouquet.

Prenons garde de n’offrir qu’un modeste bouquet à un public déjà submergé.

http://www.telerama.fr/livres/sentiments-distingues,22709.php

La bibliothèque, dans son rôle documentaire, est placée, qu’elle le veuille ou non, dans un contexte de concurrence : elle est un fournisseur parmi d’autres et perçue comme telle par le public. L’utilisateur effectue pour chaque besoin une mise en concurrence… comme nous le faisons dans les marchés publics. Revoyons huit critères du « lieux que le gratuit » proposés par Kevin Kelly[25] (l’immédiateté, la personnalisation, l’interprétation, l’authenticité, l’accessibilité, l’incarnation, le mécénat, la trouvabilité) : ne peuvent-ils pas fonctionner également, pour exprimer les valeurs ajoutées de la bibliothèque ?

La bibliothèque de la recommandation

La recommandation est un des mots clés à la mode du web 2.0 (les internautes se recommandent entre eux les œuvres, les sites…[26]). Lionel Dujol nous en a parlé avant-hier[27]. Mais c’est aussi un nouvel avatar d’une vieille connaissance : prescription.

« C’est le paradoxe de la profession de bibliothécaire : […] la double nécessité, à la fois de respecter la diversité des goûts et besoins des usagers, à la fois de les inciter à la curiosité, aux pistes déterminées du dehors. » François Bon, Adresses aux bibliothèques, 2008.

La recommandation circule dans tous les sens : c’est celle du bibliothécaire à l’usager, mais aussi celle de l’usager au bibliothécaire et celles des usagers entre eux. Un de ses outils n’a rien à voir avec Internet et nous est très familiers : c’est le chariots des retour, sur lesquels le public se rue pour fouiner navec deux motivations : voilà un petit choix, et comme ce sont des documents qui viennent d’être rendus, ils doivent être intéressant. Le chariot de retour est un outil de la recommandation entre pairs et je me bats contre les projets architecturaux qui, dans la conception des manques de prêt, ne permettent pas que ces chariots soit à la disposition du public.

L’âge de la recommandation marque le double dépassement de la bibliothèque conçue comme fournisseur de documents.

D’une part, la recommandation peut tendre à l’emporter sur la fourniture. Nous aurions moins pour rôle de sélectionner négativement, c'est-à-dire de décocher sur des playlists, que de cocher positivement (pour recommander) même si nous offrons tout. Une offre d’abondance dans une logique de forfaitisation peut s’accompagner de recommandations.

D’autre part, la mise en place de plates-formes communautaires de recommandation relève d’une logique de société civile et non institutionnelle. C’est donc un défi pour une institution que de mettre à disposition de ses usagers une telle plate-forme. Nous verrons s’il peut être relevé. Il est, reconnaissons-le,

contradictoire avec la notion de validation a priori par la bibliothèque, même si par ailleurs il peut s’avérer nécessaire de valider les commentaires d’une plate-forme Web 2.0 pour contenir certaines dérives.

On peut certes relativiser du caractère réellement collectif des plates-formes communautaires[28]  mais nous sommes là, aussi, pour permettre une expression individuelle, y compris l’expression d’humeur.

 

La bibliothèque sur le web

Il a été souligné dans plusieurs interventions de ces journées que les bibliothèques devaient absolument être présentes sur le web. Mais nous parlons ici de bibliothèques territoriales. Or l’articulation entre un territoire et Internet n’est pas évidente. Lorsqu’on fournit des services sur le web, on les offre aux internautes qui comprennent notre langue dans le monde entier.

Daniel Renoult, doyen de l’Inspection générale, nous a dit[29] :  « Internet est un outil formidable pour changer la relation à l’usager ». Nous sommes d’accord avec lui et profitons de l’occasion pour changer notre relation à l’usager, ce qui veut dire aussi regagner sur les lieux physiques la bataille de l’accueil.

Retour sur la bibliothèque comme lieu.

Il est apparemment paradoxal qu’à l’âge du numérique la bibliothèque soit confirmée comme lieu irremplaçable dans la cité, et pas seulement pour la fourniture documentaire.

Dans les données recueillies par le Crédoc au cours de son enquête menée en 2005[30] pour le ministère de la Culture, celle qui me frappe le plus concerne la progression respective du nombre d’inscrits et du nombre de fréquentants :


Evolution des inscrits et des fréquentants en bibliothèque municipale[31]

Nous constatons un spectaculaire effet de ciseaux entre l’évolution des inscrits et celui des fréquentants. Bruno Maresca nous a dit : « à la bataille du prêt succède la bataille de la fréquentation »[32]. Voilà ce que nous ne devons pas oublier quand nous parlons de numérique.

La bibliothèque doit être un projet politique à un niveau national, régional, départemental et communal. Dans les départements, nous sommes dans cette logique de mise en réseau des territoires qui concerne aussi bien la couverture en haut-débit que la e-administration.

Il nous faut pour cela distinguer entre « la bibliothèque » en général et chaque bibliothèque en particulier. Chaque puissance publique n’a pas la même responsabilité. La bibliothèque numérique Gallica et la participation à la bibliothèque numérique européenne Europeana relèvent de la responsabilité nationale. Tout le monde n’est pas en situation de contribuer à nourrir la bibliothèque mondiale qu’est le web de contenus originaux. C’est pourtant une tâche d’intérêt public.

La question de la propriété des données est cruciale, Nous assistons actuellement à la privatisation… du privé. Avec vos e-mail sur Gmail et vos échanges sur Facebook, vous faites cadeau de vous-mêmes à un géant industriel d’aujourd’hui.

Je fais partie des bibliothécaires qui insistent sur la notion d’accès, qui soutiennent que nous sommes, nous devons êtes de plus en plus des facilitateurs d’accès plutôt que des propriétaires de collections[33]. Voilà pour chaque bibliothèque.

Mais les bibliothèques dans leur ensemble, et certaines en particulier, ont hautement à ce soucier de la propriété des données. Au moment où on nationalise les banques en faillite, nous devons garder la maîtrise de la mémoire collective. Il appartient à la puissance publique d’en garantir la pérennité et d’en faciliter l’accès. Ne laissons pas tout faire par qui vous savez.

Et les BDP ?

Il a été question de bibliothèques départementales qui seraient plus avancées que d’autres[34].

Tout développement est toujours inégal (certains commencent plus tôt que d’autres, dans certaines collectivités, il y a une volonté politique, dans d’autres non). Le web s’est développé avec des passionnés autodidactes. Cette inégalité est normale, ne culpabilisez pas !

Pour essayer de dégager ce qui est de la responsabilité d’un département, je citerai Michel Bouvy, en 1995 : « Les besoins [sont] partout qualitativement identiques »[35]. Il s’agit bien là pour les départements d’une stratégie de politique publique. Comme l’a souligné Daniel Renoult, « pour les élus, Internet est vecteur d’équité territoriale »[36].

Bien sûr, le numérique est aussi un élément de valorisation des ressources physiques. En 1998, il y avait seulement un catalogue en ligne et deux sites de BDP. Aujourd’hui, Daniel Renoult constate qu’« il y a encore des BDP qui n’ont pas de catalogue en ligne »[37]. C’est vraI, il y en a encore près de la moitié. Nous devons donc avancer sur ce point.

Le premier défi des BDP consiste à identifier la demande véritable (nous sommes encore, pour une part, sur un marché de niche et, pour l’autre, sur un marché déserté car le public notamment pour la musique est parti voir ailleurs). Nous sommes donc toujours dans une phase d’expérimentation. Le second défi, qui devra être arbitré par les élus de chaque conseil général, consiste à savoir si la BDP doit continuer à fournir les bibliothèques ou développer une stratégie de fournitures directement aux habitants, une forme de retour au prêt direct, comme le soulignait Corinne Sonnier.

Mots de la fin

Corinne Sonnier, en ouvrant ces journées, nous disait qu’il s’agissait « non plus seulement de donner accès, mais donner accès aux contenus ». Nous commençons à prendre nos responsabilités en la matière. Alain Caraco soulignait, en 2007 : « Les ressources numériques externes ne sont pas une partie de nos collections. Ce sont nos collections qui sont une partie des ressources que nous mettons à la disposition des étudiants[38]. » Cette phrase me plaît beaucoup car elle repose sur un principe de relativisation. Nous ne sommes pas le centre du monde, nous sommes un élément parmi d’autres. C’est la notion de « bibliothèque relative » que je m’emploie à défendre.

Et voici une autre citation que j’aime bien et qui est certes plus ancienne : « Souvenons-nous que l’avenir ni ne nous appartient ni ne nous échappe absolument » Épicure, v. 300 av. J.-C.

Nous aurons gagné la bataille de la reconnaissance par la population si nous sommes également sur les outils de mobilité.

Nous avons parfois l’impression d’être submergés par une vague, un véritable tsunami.

Hokusai – la vague

Nous ne maîtriserons pas tout mais nous sommes partis d’un contexte, avec des politiques qui prennent des décisions que nous traduisons en objectifs opérationnels, et nous devons apporter du sens de service public dans cet océan global. J’ai entendu, ce matin, cette phrase que je reprends à mon compte « nous ne maîtriserons plus tout, même les contenus documentaires… » Apprenons à ne plus les maîtriser, à lâcher prise pour assurer, au moins, la partie inhérente à notre niveau de responsabilité.



[1] L’ADBDP avait initialement prévu d’inviter un bibliothécaire finlandais à clore ces journées pour leur donner une ouverture intenationale et les épicer du parfum inimitable du paradis des bibliothécaires, mais ce rendez-vous n’a pu se réaliser.

[2] L’ADBDP avait souhaité faire intervenir Françoise Benhamou, qui n’était pas libre à cette date. A lire l’article de Françoise Benhamou,.

[3] On lira cependant avec intérêt son article « L’impératif de la gratuité en bibliothèques », Bibliothèque(s), n° 40, octobre 2008.

[4] Les BDP et la société de l’information, Actes des journées d’étude de l’ABDP, Futoroscope de Poitiers, 12-14 novembre 1998, http://www.adbdp.asso.fr/-Journees-d-etude-1998-Les-BDP-dans-. Ce furent les premiers actes en ligne de journées de l’ADBDP.

[5] La première adresse web, http://www.cern.ch, a été créée le 6 août 1991. Le web a été inventé par l’Anglais Tim Berners Lee et le Belge Robert Caillau en 1989-1990.

[6] Martine Blanchard était alors Présidente de l’ADBDP. Voir http://www.adbdp.asso.fr/En-memoire-de-Martine-Blanchard.

[7] Voir Transversales n°68, novembre 1998. Ce numéro rédigé par Alain Caraco et moi-même était en petit manuel d’initiation. Le site de l’ADBDP garde encore la trace des articles alors publiés: http://www.adbdp.asso.fr/ancien/outils/index.html#ntic.

[8] François Reiner, « Une révolution aussi importante que l’imprimerie », in Les BDP et la société de l’information, op.cit., http://www.adbdp.asso.fr/Internet-une-revolution-aussi. François Reiner était directeur de la médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie de La Villette.

[9] Chiffres cités par Jacques Attali dans sa Brève histoire de l’avenir, Fayard, 2006.

[10] « Près de cinquante ans après la parution des Rouages de l'économie nationale - qui connut un succès considérable, formant des générations de syndicalistes, de militants et de candidats à divers concours -, son principal auteur, pionnier de la pédagogie économique, nous offre une version mise à jour, complétée et modernisée. » (Alternatives Economiques n°269, mai 2008). Jean-Marie Albertini, Les nouveaux rouages de l'économie, éd. de l'Atelier, 2008. La, première édition des Rouages de l’économie nationale paru aux éditions ouvrières en 1960. Voir aussi L’initiation a l’économie : pour quoi faire ?, Forum citoyen Rhône-Alpes, 8 novembre 2008, http://forumcitoyen-ra.eu/article.php3?id_article=436.

[11] A l’exception peut-être de l’âge de pierre, selon la théorie controversée développée par Marshall Sahlins dans Âge de pierre, âges d’abondance, Gallimard, 1976 et 1990 : l’homme préhistorique aurait développé une économie de chasse et de cueillette dans un contexte d’abondance des ressources disponibles au regard de la faiblesse de la population ?

[12] http://www.wired.com/wired/archive/12.10/tail.html. Voir aussi Chris Anderson, La longue traîne : La nouvelle économie est là !, Village mondial, 2007.

[13] Françoise Benhamou, art. cit.

[14] Olivier Bomsel, Gratuit ! Du déploiement de l’économie numérique, Folio actuel, 2007.

[15] Chris Anderson, Free! Why $0.00 Is the Future of Business,
http://www.wired.com/techbiz/it/magazine/16-03/ff_free

Résumé en français dans La gratuité est-elle l’avenir de l’économie ?, Internet actu, 10 mars 2008, http://www.internetactu.net/2008/03/10/la-gratuite-est-elle-lavenir-de-leconomie/.

Article commenté par Leo Scheer le 10 mars 2008, http://www.leoscheer.com/blog/2008/03/10/439-gratuite.

Voir aussi le blog de Chris Anderson : http://www.longtail.com.

[16] En 1836, Emile de Girardin fonda La Presse, journal vendu bon marché grâce à la « réclame ». Le modèle s’est étendu depuis à la radio puis à la télévision.

[17] Voir :

-          Marcel Mauss, « Essai sur le don : Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », L'Année Sociologique, seconde série, 1923-1924,
http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/2_essai_sur_le_don/essai_sur_le_don.html;

-          Maurice Godelier, L'Enigme du don, Ed. Fayard, 1996 et Flammarion, coll. Champs, 2008.

[18] Le site de partage de photos Flickr a été racheté par Yahoo en mars 2005, le site de partage de musique MySpace a été racheté par le groupe de Rupert Murdoch en juillet 2005 et le site de partage de vidéos Youtube a été acheté par Google en 2006.

[19] Xavier Galaup, « Ressources sur Internet : Pistes à explorer », in Les BDP et l’accès à la culture et à l’information à l’heure d’Internet, actes des journées d’étude de l’ADBDP, 28 septembre-1er octobre 2008.

[20] Lors de la vive controverse qui s’est développée en France après l’annonce d’un projet de fichier appelé Edvige, des défenseurs du projet expliquaient qu’un préfet nouvellement arrivé dans un  département avait besoin de disposer de données sur un certain nombre de personnalités locales. Des adversaires répondaient que c’était bien inutile à l’heure de Google et de Facebook. Quand le projet a finalement été profondément amendé, un représentant d’un syndicat de policier a expliqué que c’était dommage, car ses collègues allaient être réduits à chercher sur Google et Facebook pour informer un nouveau Préfet.

[21] Kevin Kelly, Better than free, http://www.kk.org/thetechnium/archives/2008/01/better_than_fre.php.

Traduit en français dans http://www.biologeek.com/journal/index.php/mieux-que-gratuit-le-business-model-reinvente.

[22] Modèle économique de participation des éditeurs à la bibliothèque numérique européenne (Europeana) : Etude réalisée par Denis Zwirn, Numilog.com, Avril 2007,
http://www.bnf.fr/PAGES/catalog/pdf/EUROPEANA-NUMILOG2007.pdf

[23] Compte rendu de l’atelier réuni le 30 juin 2008 sur le thème Les services de bibliothèque et de documentation, acteurs de la chaîne numérique, www.iabd.fr/spip.php?article54&var_

[24] CAREL : Consortium d’acquisition de ressources en ligne, une action de la Bibliothèque publique d’information pour aider les bibliothèques publiques, http://www.bpi.fr/fr/professionnels/carel.html

[25] Voir supra.

[26] Voir par exemple Librarything (http://www.librarything.com), Babelio (http://www.babelio.com), Zazieweb… mais aussi de nombreux sites commerciaux qui s’ouvrent aux commentaires des internautes (http://www.zazieweb.fr). Voir aussi Olivier Ertzscheid, L’industrie de la recommandation … est-elle … recommandable ??, http://www.slideshare.net/olivier/industrie-de-la-recommandation (en vidéo : http://www.ouvertlanuit.net/son/080320_Affordance.htm).

[27] Lionel Dujol, « Internet : Arrêt sur image », in Les BDP et l’accès à la culture et à l’information à l’heure d’Internet, actes des journées d’étude de l’ADBDP, 28 septembre-1er octobre 2008.

[28] Elles « favorisent favorisent une dynamique de bien commun à partir de logiques d’intérêt personnel » remarquent Dominique Cardon, Maxime Crepel, Bertil Hatt, Nicolas Pissard, Christophe Prieur dans un intéressant billet : « Propriétés de la force des coopérations faible », Internetactu, 8 février 2008/, http://www.internetactu.net/2008/02/08/10-proprietes-de-la-force-des-cooperations-faible. De son côté, Jacob Nielsen a établi la règle du 90/9/1 qui veut que 90% des visiteurs d’un site coopératufs n’y collaborent jamais, 9% quelquefois et 1% souvent : Participation Inequality: Encouraging More Users to Contribute, 9 octobre 2006, http://www.useit.com/alertbox/participation_inequality.html.

[29] Daniel Renoult, « Intervention du doyen de l’Inspection générale des bibliothèques », in Les BDP et l’accès à la culture et à l’information à l’heure d’Internet, actes des journées d’étude de l’ADBDP, 28 septembre-1er octobre 2008.

[30] Voir :

-          Consommation et modes de vie n°193, mai 2006. www.credoc.fr/publications/abstract.php?ref=CMV193,

-          Les Bibliothèques municipales en France après le tournant Internet :  attractivité, fréquentation et devenir / Bruno Maresca ; avec Françoise Gaudet et Christophe Evans. - Paris : Éditions de la Bibliothèque publique d'information, 2007.

[31] Courbe établie par Dominique Lahary d’après les chiffres du Credoc. Les données sur la fréquentation ne sont malheureusement disponible que depuis 1997.

[32] Bruno Maresca, « Les bibliothèques municipales après  le  tournant d’Internet,», in Les BDP et l’accès à la culture et à l’information à l’heure d’Internet, actes des journées d’étude de l’ADBDP, 28 septembre-1er octobre 2008.

[33] Voir Dominique Lahary, Le rôle du bibliothécaire à l’âge de l’accès, 2007, http://www.lahary.fr/pro/2007/leroledubibliothecairealagedelacces.pdf

[34] Retour sur les enquêtes menées à l’occasion des journées d’étude : Alain Duperrier pour

l’enquête ADBDP, et pour l’enquête de l’ADF.

Stéphane Wahnich, « L’avenir des BDP : enquête qualitative», in Les BDP et l’accès à la culture et à l’information à l’heure d’Internet, actes des journées d’étude de l’ADBDP, 28 septembre-1er octobre 2008.

[35] Michel Bouvy, « Une revue professionnelle de combat : Médiathèques publiques », in : Mémoires pour demain : Mélanges en l’honneur de Albert Ronsin, Gérard Thirion, Guy Vaucel. - Paris : Association des bibliothécaires français, 1995.

[36] Daniel Renoult, Ibid.

[37] Daniel Renoult, Ibid.

[38] Propos tenus oralement à votre serviteur, qui les pris soin de les recueillir.