BIBLIOthèque(s)   no96-97, Juin 2019
Revue de l'Association des bibliothécaires de France
 

Dossier Au-delà des frontières :
Quand les réseaux questionnent les frontières
par Claire Gaudois

Travailler en réseaux, c’est forcément repousser les frontières, et celles et ceux qui oeuvrent au développement de la coopération intercommunale en lecture publique peuvent être confronté·e·s à des obstacles qu’il est préférable d’identifier pour pouvoir les surmonter…ou les contourner !.

Je suis membre du groupe de travail (devenue commission) Bibliothèques en réseau depuis sa création en 2016 et “bédépiste” depuis 2004, le sujet des réseaux de lecture publique est donc un thème majeur de mes préoccupations professionnelles.

Au long de ces années j’ai vu la progression de la coopération entre bibliothèques s’affirmer, en particulier depuis les lois sur la réforme territoriale>(1) qui ont renforcé l’intercommunalité dans son rôle de support en la matière.

La schizophrénie des élus communautaires

Les « établissements publics de coopération intercommunales (EPCI) à fiscalité propre(2) »; ne sont pas des collectivités territoriales per se mais des groupements de communes. En tant que tels, leur existence politique est encore à construire et légitimer : Les élus du Conseil communautaire ne sont en effet pas élus directement, mais délégués par leurs conseils municipaux (même si depuis 2014(3) les candidats sont fléchés sur les liste municipales).

Les délégations des élus du conseil communautaire répondent le plus souvent à de subtils enjeux d’équilibre politique ou d’influence, et non pas à l’objectif d’application d’une politique annoncée. Les structures administratives des EPCI reflètent de leur côté les compétences que celui-ci exerce par délégation des communes, et ne couvrent donc pas les mêmes champs que ces dernières. Pour ces raisons entre autres, l’élu·e en charge de la lecture publique intercommunale n’est pas forcément élu·e à la culture ou aux bibliothèques dans sa commune, non plus que ses collègues élu·e·s à la commission communautaire de la culture. Et le N+1 d’un directeur ou coordinateur de réseau de bibliothèques intercommunales peut tout aussi bien être directeur général des services de l’EPCI ou directeur général adjoint d’un large département au sein duquel les bibliothèques, si elles ne sont pas transférées ou ne comptent qu’un personnel réduit, vont peser fort peu dans les priorités et la visibilité de leur administration intercommunale.

Si l’on ajoute à cela les difficultés de transmission d’information entre les deux types d’administration, les éventuels jeux d’influence entre élu·e·s, maires, président·e·s, les appréhensions des élu·e·s des petites communes à se faire “manger” par les grosses...on comprendra qu’exercer une politique de lecture publique intercommunale en cohérence avec l’enracinement des bibliothèques dans leurs territoires de proximité puisse parfois relever du parcours du combattant…

Tel·le élu·e très investi·e dans la culture sur sa commune, ne sera pas sollicité·e sur l’aspect intercommunal du même sujet car elle ne fait pas partie de la commission communautaire idoine. Et tel autre élu·e communautaire ne pensera pas à consulter ses collègues municipaux sur un sujet dont il a la charge tout simplement parce que, dans le cadre communautaire, ils et elles ne sont pas dans son viseur. Cette situation peut parfois provoquer des situations ubuesques : tel élu au sports ou aux finances dans sa commune et qui à ce titre va privilégier au niveau municipal des mesures ne favorisant guère sa bibliothèque, peut à l’échelle intercommunale, pour des raisons qui peuvent varier, prêcher un développement coûteux au bénéfice de la lecture intercommunale.

Et tout aussi fréquemment malheureusement, tel.le élu·e à la culture dans sa ville va, au niveau intercommunal, s’opposer vent debout à des mesures intercommunales qui pourtant bénéficieraient à toutes les bibliothèques du réseau, parce qu’elle priorise le dossier communautaire autre dont elle est chargée…

C’est ce que j’appelle la “schizophrénie “ des élus intercommunaux, favorisée par un système qui...perdurera tant que le suffrage direct ne viendra pas légitimer l'identité politique des EPCI.

En attendant cet avènement, on peut être conscient·e de la situation, comprendre les paradoxes auxquels sont confronté·e·s les décideurs, localiser les points de blocage de la circulation de l'information, repérer les interlocuteurs clé...

Le syndrome du village gaulois

Lors d’un colloque en 2013(4), j’ai interviewé le chef d’un petit village gaulois qui résistait encore et toujours à l’envahisseur intercommunal(5). Écrit par Dominique Lahary, ce sketch évoque plaisamment les réticences bien compréhensibles des bibliothécaires (salarié·e·s ou bénévoles) à l’idée de mutualiser et de fonctionner en réseau : Après tout, il y a “chez nous” et “chez eux”, et changer le périmètre et les frontières du “chez nous” est un travail de longue haleine, car il met en jeu le registre de l’identité.

C’est également en vertu de ce syndrome qu'encore beaucoup d’élus ont tendance à voir l’EPCI comme une technocratie plus ou moins hostile et en tous cas étrangère, dont il importe de tirer le maximum d’avantages en lui concédant le moins possible de gouvernance... Eh oui, certains Gaulois pourraient bien être réfractaires !

Les résistances sont accentuées quand un nouveau périmètre intercommunal concerne une “ville-centre” ou bien plusieurs communes importantes et les petites communes alentour. Dans ce cas le syndrome du village gaulois s’accompagne fréquemment du complexe de David et Goliath !

Les “petits” craignent de n’avoir aucune part dans les décisions et de se voir supplantés ou discrédités auprès de leurs décideurs et de leurs publics par les gros, dotés de plus de moyens. Ils ont peur de disparaître et avec eux la qualité de leurs services de proximité, au profit de services dépersonnalisés et moins adaptés à leur territoire de proximité.

Et les “gros”, il faut bien le dire, ont le plus souvent un radar peu sensible à la réalité des services rendus par les petites structures, et une vision parfois condescendante, parfois totalement décalée sur les petites bibliothèques rurales. J’entends parfois au détour de conversations entre “gros” des réflexions comme : “Ah bon, ça existe encore des bibliothèques qui ne prêtent que du livre ?” ou “Nan mais 40 mètres carrés et que des bénévoles, c’est pas une bibliothèque, ça, faut fermer !”

Sauf que les 40 mètres carrés animés par des bénévoles comptent parfois 70% d’inscrits dans leur petite commune, et que sans les livres de ces “non-médiathèques” il n’y aurait pas d’accès au livre du tout…

Il peut alors arriver que les “petits” fassent sécession et encerclent le “gros” d’un réseau dont il s’exclut faute de pouvoir le régenter...J’en connais un exemple, si, si ! Et devinez où ? En Bretagne, bien sûr !

Sortir de ces postures et représentations nécessite de la concertation, de l’ouverture d’esprit de part et d’autre et surtout, le souci partagé de l’amélioration du service aux usagers - ainsi que...du temps...

Les documents, stock ou flux ?

A l’heure où le streaming supplante la possession, où la consultation devient l’usage dominant, la conception d’une collection de documents en termes de patrimoine de la collectivité qui les acquiert ne devient-elle pas obsolète ? Qui se soucie parmi les usagers de savoir à quelle collectivité appartiennent les documents qu’il ou elle emprunte en les réservant par la navette ? Là aussi des frontières et des chapelles se dressent encore alors que le partage enrichirait manifestement le collectif.

Grâce aux réseaux de bibliothèques les documents peuvent circuler, dédouanant les lieux modestes de l’obligation illusoire de l’encyclopédisme et enrichissant les lieux plus importants d’une audience et d’un public étendus. Sans forcément passer par les fourches caudines d’une politique documentaire concertée dans le moindre détail, la conception de la collection à l’échelle du réseau offre la possibilité à chaque lieu de lecture de développer les fonds les plus adaptés à son public de proximité tout en recourant aux autres bibliothèques pour satisfaire les publics “de niche”.

Et quand la carte unique permet aux habitants de fréquenter plusieurs bibliothèques (et pas forcément celle de la commune d’habitation), que devient “mon” public ? Il devient ce qu’il a toujours été, LES publics, sans frontière autre que celles de leurs habitudes de vie et de leurs choix.

Jouer collectif mais rendre à César le mérite de ses efforts (financiers)

C’est bien beau de tout mutualiser, de rendre visible et accessible au niveau intercommunal l’offre de chacune des bibliothèques d’un réseau, mais il est important, ne serait-ce que pour motiver les adeptes du réseau, que les instances qui rendent possible une amélioration du service en recueillent les bénéfices d’image. C’est également à cette condition que peuvent être dépassées les frontières du tien et du mien.

La communauté de communes ou d’agglomération qui finance le portail commun, le SIGB, la navette devrait pouvoir afficher fièrement son logo et se créditer de ces services, même si les bibliothèques sont municipales et qu’il n’y a pas de politique de lecture publique au niveau intercommunal de par la volonté des élus qui veulent garder la main sur leurs bibliothèques.

Les bibliothèques qui alimentent le portail, les communes qui participent au financement des ressources numériques ou qui portent les services mutualisés peuvent en tirer une visibilité légitime, même dans le cadre intercommunal.

Ces articulations sont souvent compliquées, car elles reflètent la complexité de la coopération intercommunale. Mais il faut se souvenir que le premier atout d’un réseau de lecture publique aux yeux des élu·e·s, c’est la visibilité et l’attractivité du service à l’usager : Les bibliothèques, c’est quand même plus “fun” que les routes ou les poubelles !

Travailler en réseaux, c’est forcément repousser les frontières : Les frontières du tien et du mien, de “ma collection” et de “mon public” ; celles des compétences “métier” avec le développement de postes nouveaux et indispensables comme coordinatrice réseau, chauffeur de navette, community manager, qui nous poussent hors de nos cadres classiques ; celles des territoires administratifs, institutionnels, ressentis, identifiés, réels et imaginaires.

En bientôt 20 ans j’ai vu bien des bibliothécaires, responsables culturels et administratifs ou élu·e·s se confronter aux difficultés, aux résistances mais aussi s’enthousiasmer pour des innovations et des propositions inventives issues de diagnostics et de constats affinés. Toutes et tous sont comme je le suis, convaincu·e·s que le réseau permet d’améliorer les services à la population.

Alors...Vivement la suite, l’aventure continue !


Dessins de Dominique Lahary - CC BY-NC


Notes

(1) Loi n° 2010-1563 du 16 décembre 2010 portant réforme des collectivités territoriales ; Loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (MAPTAM) ; Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe).

(2) Les différents EPCI à d=fiscalité propre sont : Communauté de communes, Communauté d’agglomération, Communauté urbaine, Étabissement public territorial et Métropole.

(3) Depuis les élections de 2014 pour les communes de plus de 1000 habitants : https://www.melty.fr/un-bulletin-de-vote-unique-pour-elire-les-conseillers-municipaux-et-communautaires-a256223.htm.

(4) Bibliothèques et lecture publique : quels services à quelle échelle ? ; colloque, Ermont (Val d'Oise), 13 juin 2013, http://www.valdoise.fr/cms_viewFile.php?idtf=5138&path=Bibliotheques-et-lecture-publique-quels-services-a-quelle-echelle.pdf.

(5)  https://www.dailymotion.com/video/x1114ng.


Sommaire de ce numéro