Mauvais genres : ces documents qui dérangent.
Panorama du mauvais genre : morale, censure et recommandations

Journée d’étude organisée le 8 novembre 2021 à Laxou (Meurthe-et-Moselle)
par le groupe Lorraine de l’Association des bibliothécaires de France

Programme : http://abf.asso.fr/15/376/2795/ABF-Region/mauvais-genres-ces-documents-qui-derangent


Synthèse

par Dominique Lahary

Autopubliée sur le site http://www.lahary.fr/pro
à l’adresse http://www.abf.asso.fr.pro/2021/mauvaisgenres-synthese-2021.htm

Francis Lacassin, qui nous a quittés en 2008, avait consacré sa vie à la promotion de « mauvais genres » : la BD, le polar, le fantastique. Il déclara un jour : « J’aime autant Le Mystérieux docteur Cornélius, de Gustave Lerouge qu’A la recherche du temps perdu. Il ne faut pas établir d’échelles de valeur entre la « grande » et la « petite » littérature. Les classements sont faits pour les bibliothécaires. »1

Je me souviens pourtant avoir été sensibilisé à ce qu’on s’appelait alors la « paralittérature » en préparant le certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire en 1976-1977. Mais cette expression-même indiquait une hiérarchie, un jugement de valeur.

Il faut féliciter le groupe ABF lorrain pour avoir eu l'idée de cette journée d'étude et pour l'avoir si bien conçue en permettant de balayer des contenus différents.
J'organiserai ma synthèse autour de quelques questions !

1. Qu’est-ce qui dérange ?
Des genres ?
Clément Pietri à propos du jeu vidéo, Charles Goire à propos du cinéma fantastique et Johanne Chehami à propos du rap notamment féminin ont bien montré que c'était une question de légitimité.
Dans un billet que j'avais consacré en 2008 à l'occasion de la mort de Francis Lacassin2, j'écrivais : « Mon hypothèse est que les mauvais genres accèdent à la légitimité culturelle au prix de la dénonciation en leur sein des mauvais livres (ou ce qui revient au même de la mise en valeur des bons) : l’échelle de valeur est transférée des genres aux titres. Je ne suis pas en train de dire que tout se vaut, il n’est personne pour qui tout se vaille et c’est tant mieux. Mais que tout système de légitimation produit de l’exclusion. Pour le meilleur et pour le pire. Et qu’aucun ne peut se prévaloir d’une légitimité absolue. »
L'histoire des bibliothèques est aussi faite de la lutte des mauvais genres pour accéder à la légitimité, écho parfois retardé de la lutte se menant sur la scène culturelle, comme en a témoigné Fanny Friant en évoquant le roman populaire français depuis le 19e siècle. Il y en aura d'autres. Vous avez témoigné que ce débat et ce combat sont toujours vivant et sans cesse renouvelé, en abordant notamment l’érotisme et la pornographie avec Marie-Emilie Enjolras et Hélène Beaucolin.
Des titres ?
Bien sûr, nous venons de le dire, des titres dérangent alors même que le genre dont ils relève a accédé à la légitimité. Amandine Didelot nous a d’ailleurs présenté une belle sélection de livres pour la jeunesse qui avant de devenir des classiques ont choqué certaines consciences. Gloire à Max et les maximonstres, ce chef d’œuvre absolu !
Des auteurs ?
La question a été soulevée à propos de réalisateurs comme Woody Allen ou Roman Polanski. Sans être contredit par les intervenants je me suis permis de répondre de façon catégorique, s'agissant de créateurs : imagine-t-on censurer les romans de Céline ? Si l’introduction d’une œuvre en bibliothèque est conditionné à un certificat de bonne conduite de son auteur, nous n’aurions sans doute même pas accepté François Villon ni Guy de Maupassant.

2. Qui est dérangé ?
Les « tutelles » ?
Je préfère pour ma part, au lieu de ce terme juridiquement inexact, évoquer la hiérarchie administrative et les élus. J’appartiens au comité d'éthique de l’ABF, auquel les collègues en difficulté peuvent s’adresser pour des conseils à défaut d’intervention directe. Cette expérience me permet de dire que la censure par en haut, oui, ça existe, même si c’est loin d’être majoritaire,. Elle apparaît sous des formes diverses, ponctuelles plutôt que systématiques. La cantonner à un certain parti qu’à titre personnel je combats est une illusion, on la trouve à peu près dans tout l’éventail politique.
Le public ?
Les intervenants ont peu évoqué cet aspect sinon sous la forme de parents concernant les publications destinées à la jeunesse ou secondairement des enseignants. S’agissant de fonds érotiques et pornographiques par exemple il a été fait état d’aucun phénomène de protestation, il est vrai dans des quartiers à la population qualifiées de « CSP + ». C’est sur un plan général de la société qu’ont été évoqués les préjugés relatifs aux jeu vidéos, similaires à ceux concernant les comics aux États-Unis à partie des années 1950, alimentés par une campagne organisée.
Là encore c’est la mémoire du comité d’éthique de l’ABF que j’utilise pour rappeler des campagnes concernant les livres pour enfants évoquant par exemple l’homosexualité, menées au cours des les années 2010 des milieux d’extrême-droite à partir de recherches dans les catalogues en ligne et aboutissant à des courriers en mairie.
Les bibliothécaires ?
Eh oui ce sont les réactions de bibliothécaires qui ont été évoquées par plusieurs intervenants. C’est que la lutte pour la légitimité – il fut même question de « dédiabolisation » se déroule aussi à l’intérieur des équipes, y compris contre des stratégie de camouflages des contenus indésirables, soit dans la disposition physique, soit dans la masse des catalogues par non signalement.
Mais c’est aussi de la salle et de la tribune que sont venues quelques récusations d’auteurs, le titres ou de types d’ouvrage – j’y reviendrai dans mon épilogue.
Parmi les limites qui peuvent être appliquées au champ des acquisitions, signalons le respect des personnes lors des tournages dans la production cinématographique.

3. Quelle mise en valeur, quelle médiation ?
« Rien ne se fait sans passion » : quasiment tous les exemples présentés de « mauvais » fonds reposaient sur une initiative individuelle, ce qui n’a rien d’illégitime pour autant que l’ensemble de l’offre documentaire est de nature à répondre à l’ensemble des besoins.
Les mauvais genres gagnent à bénéficier d’une expertise et demandent à être promus et mis en valeur en bibliothèque.
Cela peut passer par la signalétique, du logo à l’aménagement d’espaces dédiés bien identifiés, en toit cas par une identification : le poisson gagne à ne pas être noyé.
Mais aussi par des rencontres, débats, expositions, projections, l’arsenal classique de l’action culturelle en bibliothèque.
Deux difficultés ont été signalées : l’utilité de recourir à des circuits d’achats atypiques peut être d’une difficile mis e en œuvre dans le cadre des marchés publics ; les limites d’âge pour la consultation ou le prêt doivent être gérés.

4. Où va la censure ?

Maître Emmanuel Pierrat nous a livré une alerte synthèse de la question de la censure des publications depuis la Révolution française et les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de et du citoyen3 de 1789, qui faut toujours partie de notre bloc de constitutionnalité, en passant par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui consacre cette dernière tout en la plaçant sous le feu des attaques pour diffamation.

Il a bien montré le passage progressif d’une censure d’en haut, par les pouvoirs constitués, à une censure horizontale venant de groupes de pression ou de citoyens, se manifestant notamment par des attaques devant les tribunaux.

Tenterait de s’imposer une nouvelle morale, des interdits religieux, l’illégitimité d’œuvres ou d’expression présentés comme offensant telle ou telle partie de la population. Parfois en niant la notion de fiction, quand ce n’est pas l’auteur qui s’exprime ou agit, mais ses personnages (pourquoi d’ailleurs ne pas assimiler cet égard le jeu, vidéo par exemple, à la fiction ?), Ou en jugeant les créateurs pour ce qu’ils sont ou font au lieu des œuvres.

Il y eu peu de recoupements entre la problématique développée par Maître Pierrat et les propos des autres intervenants, bibliothécaires. Mais il est raisonnable de penser que les bibliothèques seront de plus en plus concernées par ces phénomènes en partie évoqués plus haut dans ma partie intitulée Qui est dérangé ?.


Épilogue
« Osez ! »! a-t-on entendu de la tribune. Le groupe lorrain de l’ABF a osé organiser cette journée, qui est une invitation à oser développer les mauvais genres, les mauvais documents en bibliothèque, qui font partie de la production et des usages culturels.
Cela doit dépasser la présence à un moment donné dans une équipe de telle ou tel expert de tel genre : les bibliothécaires ont aussi à mettre à disposition ce qu’ils n’aiment pas, ce qu’ils ne comprennent pas, ce qu’ils ne connaissent pas
Y a-t-il des limites ? Trois ont été évoquées au cours de cette journée.
La première concerne classiquement certains livres pour la jeunesse véhiculant des stéréotypes, selon une logique déjà ancienne aujourd’hui réactivées4.
Les deux autres ne concernent pas la fiction
Il s’agit d’une part des ouvrages reposant notamment sur des croyances non fondées scientifiquement. A l’heure où on reconnaît aux bibliothèques un rôle dans l’éducation aux médias et à l‘information (EMI), il s’agit d’une question importante, difficile et passionnante qui pourrait faire l’objet d’une autre journée.
Il s’agit d’autre part des livres politiques. Y a-t-il des limites à définir, des exclusion à assumer ? Maître Pierrat ne l’a guère conseillé. Je renvoie au recueil de textes de l’ancien inspecteur général des bibliothèques Jean-Luc Gautier-Gentès réunis sous le titre Une république documentaire, librement disponible sur le site de l’Enssib5. Il y analyse finement cette question et propose certaines limites. Mais je retiens cette formule de sa Lettre à une jeune bibliothécaire figurant dans ce recueil : « Mon bibliothécaire idéal, c’est un homme qui, le soir venu, quitte sa bibliothèque pour aller combattre des idées dont il a veillé, dans la journée, à ce qu’elles soient représentées dans les collections. »
Dans tous les cas, il faut se rappeler que la politique documentaire est une politique publique. Il est donc démocratique qu’elle soit publique, exprimée dans ses grands principes, portée à la connaissance du public. La proposition de loi présentée au Sénat par Sylvie Robert et qui devrait selon toute vraisemblance faire l’objet d’une promulgation au début de l’année 2022 en fait obligation. Emparons-nous en : vive la « poldoc » !
Je terminerai, inspiré par la présentation de la bibliothèque européenne du roman populaire, par cette exhortation : lisez, si vous ne l’avez déjà fait, Les mystère de Paris d’Eugène Sue ! C’est formidable.
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1Cité par Par Patrick Kéchichian ; « Francis Lacassin »,Le Monde, 16 août 2008, https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2008/08/16/francis-lacassin_1084479_3382.html.

2Dominique Lahary, Avec Francis Lacassin contre les classements, 28 août 2008, https://lahary.wordpress.com/2008/08/28/francis-lacassin-contre-les-classements/.

3Artlcle 10. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi ».

Article 11. « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».

4J’éprouve pour ma part par une réticence devant un systématisme sur cette question. Voir ma formule qui ne concernait pas seulement les publications pour la jeunesse : « Si quiconque, entrant dans une bibliothèque, n'y décèle rien qui lui soit déjà familier, alors il lui est signifié, j'ose dire avec violence, que cet endroit n'est pas pour lui. En ce sens, exclure des livres, ce peut être aussi, du même coup, et quelles que soient les intentions, exclure des gens » in « Pour une bibliothèque polyvalente : à propos des best-sellers en bibliothèque publique », Bulletin d'informations de l'ABF n°189, 2000, https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/46646-pour-une-bibliotheque-polyvalente.pdf.

5Jean-Luc Gautier Gentès, Une république documentaire, éd. de la Bibliothèque publique d’information, 2004, https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/notices/60542-une-republique-documentaire.