Lectures, la revue des bibliothèques, Fédération Wallonie-Bruxelles   No182, septembre-octobre 2013  

Dossier Les bibliothèques et la culture :
Culture et bibliothèques : non à la ligne claire !
A propos des rapports entre culture et bibliothèques publiques

par Dominique Lahary

« Tout est dit et l’on vient trop tard », pourrais-je dire après Jean de La Bruyère, puisque j’interviens le dernier dans cette matinée. Je ne me propose pas d’épuiser le sujet des relations entre culture et bibliothèques mais plus simplement d’apporter cette question à partir d’un angle de vue particulier : celui de la ligne claire, qui sépare le dedans du dehors, ce qui en est de ce qui n’en est pas, et à laquelle je me propose, vous l’avez compris, de m’en prendre

Après avoir en prologue identifié deux ou trois questions en une, je m’interrogerai d’abord sur la bibliothèque, puis sur la politique culturelle avant de conclure sur ce que j’appelle « le paradoxe de la bibliothèque ».

Prologue

Est-ce qu’une ligne claire sépare ce qui est culturel de ce qui ne l’est pas. Peut-on vraiment tracer une telle frontière ? Qui peut prétendre qu’il y a un dedans et un dehors de a culture ? Y a-t-il d’ailleurs une seule culture ? Une seule définition de la culture ?

Je n’aurai pas la prétention de traiter un tel sujet et me contenterai de l’aborder par le biais des bibliothèques. Je reformule donc la question de la ligne claire : qu’est-ce qui relève de la bibliothèque et qu’est-ce qui n’en relève pas ? Est-ce que dès qu’on sort du champ culturel on sort aussi de celui de la bibliothèque ?

Poser cette question c’est poser aussi celle du bibliothécaire, de son champ de compétence, de son champ d’intervention, de son périmètre de compétence. C’est finalement se poser la question des relations entre nous et le reste du monde.

1. La bibliothèque

On peut avoir ces temps-ci, en France en tout cas, le sentiment d’une extension indéfinie de la bibliothèque. Au fronton des bêtement on peut lire des formules telles que « bibliothèque cyberbase » ou « ludo-bibliothèque » tandis que les établissements hybrides se développe : la bibliothèque peut être aussi bureau de poste, centre social, café, cohabiter avec d’autres services culturels ou même administratifs. Les contenus eux-mêmes se diversifient. On parle d’autoformation, de jeu, vidéo ou non, les manifestations scientifiques et culturelles les plus diverses sont organisées par les bibliothèques et leur annonce s’étalent sur leurs sites web. On organise de l’aide aux devoirs. On y fait même – mais oui – du tricot. Lisons cet interview d’Emilie Nguyen-Phu-Qi, directrice de la bibliothèque municipale d’Eragny-sur-Oise (Val d’Oise, France), situé à quelques encâblures de mon bureau(1) : « La ville d’Eragny entend favoriser le vivre ensemble, le lien social et l’ouverture aux autres. Les ateliers s’inscrivent sans cette optique. Ils sont aussi un bon moyen de désacraliser la bibliothèques. Ainsi, elle n’apparaît plus seulement comme un endroit dédié à la lecture et à la ressource documentaire mais aussi comme un lieu de vie, de convivialité et d’écoute, où chacun peut trouver sa place ». Tout cela débouche sur un mot qui s’est imposé en France en quelques mois à propos de bibliothèque : le « troisième lieu »(2). C’est un concept sociologique d’origine américaine : chacun d’entre nous dispose d’un premier lieu, le domicile ; d’un deuxième, le travail ou l’étude ; le troisième, ce sont ces lieux de sociabilité dont font partie les cafés, les clubs de billard, les gares, les centres commerciaux… et aussi les bibliothèques. Ce concept nous aide à prendre conscience que nos locaux remplissent des fonctions multiples dont certaines nous échappent tandis que nous diversifions les services sans qu’il faille y voir là une ruse pour attirer le public vers notre offre documentaire : « un service est un service »(3), il se justifie en soi. Ainsi les frontières de la bibliothèques ne se cessent de reculer ou de se brouiller, pour obéir à une géométrie variable.

Mais dans le même temps, la bibliothèque semble se réfracter sous les coups de ce qu’on appelle parfois la « concurrence d’Internet ». Le numérique grignote ainsi pan par pan la médiathèque à la française : à des rythmes et dans une chronologie différentes, les usagers semblent se détourner plus ou moins massivement des bibliothèques pour se procurer des informations, de la musique(4), des films, des articles de presse et peut-être des livres. Cette réfraction n’a rien de dramatique et on doit s’en réjouir si les populations accèdent plus facilement à d’avantage d’œuvres et d’informations, fût-ce en recourant moins aux bibliothèques. Il nous appartient simplement d’assumer notre fonction de troisième lieu et de repositionner notre rôle documentaire en tenant compte de l’évolution de l’accessibilité et en développant un rôle de facilitateur, de médiateur, d’orientateur et de formateur du public.

Il y a deux clés de résolution pour résoudre l’énigme de l’extension et de la réfraction de la bibliothèque. La première, c’est la question de l’utilité : à quoi cela sert-il qu’il y ait des bibliothèques aujourd’hui ? Au-delà d’une désintermédiation apparente(5), des médiations restent nécessaires. En deçà d’un univers informationnel global, le service local, en ligne ou sur place, à son rôle à jouer. La seconde clé de résolution c’est la situation locale et les choix locaux de politiques publiques. C’est eux qui permettent d’assigner à chaque bibliothèque son périmètre d’intervention.

Voyons comment la bibliothèque publique à la française s’insère dans son environnement institutionnel. Dans une collectivité territoriale d’une certaine taille (à partir de 10 000 habitants environ), elle relève souvent hiérarchiquement d’une direction de l’action culturelle. Elle déploie par ailleurs des relations transversales avec d’autres service non culturels de sa collectivité (commune, intercommunalité ou département) et des relations de partenariats avec d’autres acteurs locaux culturels ou non. Ainsi se situe-t-elle dans le champ culturel mais aussi au dehors, ni tout à fait ici, ni tout à fait ailleurs, dans le croisement, la transgression, l’hybridation.

En définitive, je dirais, paraphrasant Jean-Paul Sartre, pour qui l’existence précède l’essence, qu’il n’y a pas d’essence de la bibliothèque, permettant de définir ses missions une fois pour toute. Il n’y a que des existences, diverses et mouvantes. On ne saurait en la matière s’inspirer du fixisme du grand naturaliste Carl Linné, auquel l’humanité est redevable d’un remarquable travail d’identification et de classification des espèces animales, mais qui croyait que Dieu les avait créées ex nihilo une fois pour toutes. On se réfèrera plus volontiers au savant britannique Charles Darwin qui fit triompher l’idée d’évolution.

Et pourtant les représentations ont la vie dure. Quelle que soit la force de conviction avec la quelle nous défendrons l’idée de la bibliothèque ou médiathèque du troisième lieu, aux locaux attrayants invitant à y séjourner, il est probable que longtemps encore son ombre portée demeurera l’image classique, sacrée, impressionnante du temple grec.

2. La politique culturelle

Lorsque les femmes et hommes politiques ou les journalistes parlent de culture, ils ne parlent presque jamais de bibliothèque. Et pourtant on dit en France avec raison qu’elles forment le premier réseau culturel du territoire. Pourquoi un tel paradoxe ?

Cette réflexion m’a amener à esquissé une théorie sur la politique culturelle. Il me semble qu’elle se déploie entre deux pôles bien distincts.

Le premier pôle, c’est le soutien à la création, aux créateurs. Ce n’est pas nouveau. Du Moyen-âge au XVIIIe siècle et même un peu au-delà, les puissants, temporels et spirituels, par leur protection, leurs pensions, leurs commandes, ont permis aux artistes de vivre et de créer. C’est Jean de La Fontaine soutenu par Fouquet jusqu’à l’emprisonnement de ce dernier, c’est Lully et tant d’autres protégés par Louis XIV. La puissance publique, internationale, nationale ou locale, a pris leur relais. Sans ce soutien public, la création ne serait pas ce qu’elle est : c’est sa justification. Et de même que toute création s’impose à un public qui ne l’attendait pas, de même l’aide publique à la création ne saurait s’embarrasser a priori d’une demande du public. Je rattache à ce pôle la préservation du patrimoine artistique et intellectuel, qui consiste à prolonger la possibilité de jouir des créations d’autrefois.

Le second pôle de l’action culturelle publique, c’est la prise en compte des besoins, des désirs, des attentes des publics. Ce pôle ne me paraît être apparu qu’au XXe siècle. Sa justification est du même ordre : sans l’action publique, les besoins de la population seraient moins bien satisfaits. Mais la démarche est inverse. Si on enferme la prise en compte du public dans la seule problématique de l’aide à la création, ont trahit là encore une mission d’intérêt public. Qui est, elle, nécessairement impure, mêlant le culturel et le social.

En d’autres termes, il y a une nécessaire incohérence de l’action publique culturelle, une indispensable tension entre ses deux pôles. Cela se traduit inévitablement par une incompréhension entre ceux des acteurs qui campent presque exclusivement sur l’un des deux pôles. Mais cette incohérence doit être assumée par les puissances publiques car ce n’est ainsi qu’elles accomplissent leur devoir en matière d’action culturelle.

Une promenade dans Bruxelles m’a permis de découvrir deux inscriptions latines qui illustrent cette contradiction. La première figure au fronton des musées royaux d’art et d’histoire du Parc du Centenaire : « ARTES NEMO ODIAT SINE IGNORATUS », autrement dit « Nul ne hait les arts sinon l’ignorant ». C’est une sentence d’exclusion. On signifie au passant qui n’est pas spontanément attiré par les arts qu’il n’a qu’à passer son chemin. .

L’autre inscription surmonte les deux portails d’accès aux magnifiques galeries Saint-Hubert, où m’on trouve un musée et un cinéma, mais surtout des boutiques et des restaurant : « OMNIBUS OMNIA », c’est-à-dire « De tout pour tous ». Cette formule, qui fut la devise de la Guilde des orfèvres de Bruxelles, invite sans exclusive aucune tout un chacun à venir trouver son bonheur.

Les bibliothèques sont naturellement tiraillées, à des degrés divers, entre l’un et l’autre des pôles ainsi définis. Mais je tiens que la plupart des bibliothèques publiques relèvent d’avantage de l’attention aux besoins et attentes des publics. Je leur recommande donc de s’inspirer de la devise aimable de la Guilde des orfèvres plutôt que de la hautaine sentence des musées royaux.

J’aurais rêvé que les bibliothèques publiques lancent une action de communication sur le thème « Venez comme vous êtes ». Ce slogan magnifique, belle expression d’une ouverture à la diversité hulaine, est malheureusement déjà pris : il a nourrit la campagne publicitaire d’une chaîne bien connue de restauration rapide. Il faut que chez nous que le public se sente chez lui. C’est pourquoi j’ai un jour proposé cette sentence : « Si quiconque entrant dans une bibliothèque n’y découvre rien de ce qui lui est déjà familier, alors il lui est signifié, j’ose dire avec violence, que cet endroit n’est pas pour lui » (6).

Oui, il est légitime de procurer aux usagers des bibliothèques ce qu’ils souhaitent, sans se cantonner à une échelle de légitimité culturelle propre à une époque et à un milieu dont les bibliothécaires se trouveraient faire partie. C’est, non pas « à ce prix » (car je me refuse à voir là une quelconque concession), mais à cette condition assumée que les bibliothèques peuvent aussi défendre, promouvoir, diffuser des formes culturelles, bref soutenir la création, ou du moins certaines créations.

Alors, oui à la médiation, mais dans les deux sens, dans un échange horizontal avec les publics. Ainsi se recompose sous nos yeux le périmètre de compétence des bibliothécaires, qui sont d’autant plus utiles qu’ils laissent se dissoudre la ligne claire qu’on avait posée entre eux et le reste du monde.

Épilogue

L’action des bibliothèques est confrontée à un grand paradoxe.

Chaque jour elles rendent une multitude de micro-services à quantité de gens. Mais cette diversité même, leur caractère individuel, voire intime, ne se voit pas et les statistiques, en dehors du comptage des inscrits, des prêts et, de plus en plus, du nombre d’entrées, peinent à en rendre compte.

On peut comparer ce phénomène à celui du trafic automobile : d’un hélicoptère, on peut observer un trafic dense, dans tous les sens. Mais cette vue de rend pas compte des multiples raison pour lesquelles chacun des automobiliste a pris la route, et qui demeurera inconnu et incommensurable.

Il est beaucoup plus facile de rendre compte d’une manifestation sportive ou d’un spectacle, où une foule s’est rassemblée le même jour à la même heure et pour les mêmes raisons. C’est pourquoi les événements qu’organisent les bibliothèques dans le cadre de leur programmation culturelle, indépendamment de leur utilité directe (ce sont des services comme les autres), ont aussi cet avantage de rendre visible l’invisible, aux yeux de la population bien sûr, mais aussi des responsables politiques.

C’est dans cette optique que l’Association des bibliothécaires de France (ABF) a publié en mars 2012, à la veille de l’élection présidentielle et des élections législatives, son manifeste La bibliothèque est une affaire publique(7) qui se termine pas ces mots : « Les bibliothèques sont au  croisement des politiques culturelles, sociales, éducatives, elles contribuent à faire sens, à faire société. Elles sont utiles à la population. Elles sont nécessaires à l’exercice de la démocratie. Elles sont l’affaire de tous. »


Notes

(1) « Travaux manuels au pays du livre », Treize communes : [bulletin de la communauté d’agglomération de Cergy-Pontoise, Val-d’Oise], n°187, novembre 2012..

(2)  Mathilde Servet, « Les bibliothèques troisième lieu », Bulletin des bibliothèques de France, 2010, n°4, p. 57-63, http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2010-04-0057-001.

(3)  Dominique Lahary, Un service est un service, 9 juillet 2010, Servet, « Les bibliothèques troisième lieu », Bulletin des bibliothèques de France, 2010, n°4, p. 57-63, http://lahary.wordpress.com/2010/07/09/un-service-est-un-service.

(4)  Les bibliothèques ou médiathèques françaises proposent souvent de la musique alors que le contexte de la situation en Fédération Wallonie-Bruxelles est à cet égard différent du fait de la présence de a médiathèque.

(5) La désintermédiation n’est qu’apparente car les nouveaux intermédiaires, bien que transparents pour l’internaute, sont des géants : une entreprise comme Google emploie plus de 50 000 salariés et dispose de près d’un million de serveurs.

(6) Dominique Lahary, « Pour une bibliothèque polyvalente : à propos des best-sellers en bibliothèque publique », Bulletin d’informations [de l’Association des bibliothécaires de France] n°189, 2000, http://www.lahary.fr/pro/2000/ABF189-bibliotheque-polyvalente.htm .

(7) http://www.abf.asso.fr/2/22/247/ABF/manifeste-la-bibliotheque-est-une-affaire-publique..


   Publié en ligne par Dominique Lahary
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