BIBLIOthèque(s)   no28, juin 2006
Revue de l'Association des bibliothécaires de France
 

La bibliothèque de secteur (1967-1988) : quand s'imaginait un réseau national de lecture publique
par Dominique Lahary

Dans les années 1960, un groupe de bibliothécaires, comprenant notamment deux directeurs de bibliothèques municipales, Michel Bouvy (Cambrai) et Albert Ronsin (Saint-Dié-des-Vosges), ainsi que Guy Baudin, responsable du réseau des bibliothèques parisiennes, élabora un modèle à la fois territorial et hiérarchique. Il s'agit, pour " desservir une population de 100 000 habitants ", d'organiser un véritable réseau comprenant : " une bibliothèque publique centrale possédant un fonds d'étude sérieux, salle d'étude, salle d'animation service pour jeunes, catalogage [...] ; des bibliothèques publiques annexes dans les quartiers, grands ensembles urbains [...], dans les villes à partir de 3 000 habitants, dans les lycées, collèges, établissements hospitaliers, prisons, etc. ; deux bibliobus ou plus [...] desservant groupes scolaires primaires et villages toutes les deux semaines(1). "

Le territoire national devait être divisé en " secteurs " de population comparable pouvait être " constitués par une ville-centre et les zones rurale environnantes(2) ". A un échelon supérieur, était préconisée l'établissement d'une " bibliothèque régionale de prêt ", avec services culturels, documentation régionale, prêt interbibliothèque, ayant vocation à recevoir toute la production imprimée française.

Une vision moderniste... et étatique

ll ne s'agit de rien de moins que de couvrir l'ensemble du pays d'un réseau cohérent de lecture publique ne laissant aucune zone à l'écart, comme l'explique Albert Ronsin(3) : " Le projet de bibliothèque de secteur repose sur l'idée générale suivante : il ne doit pas y avoir une lecture publique urbaine et une lecture publique rurale. Tous les citoyens quel que soit leur âge, leur situation familiale ou sociale, leur lieu de travail, de repos, de loisir, leur niveau de culture générale, doivent avoir un accès aux livres et autres moyens de formation et de distraction dans les mêmes conditions, avec les mêmes facilités. "

Cette doctrine s'accompagne d'une vision qu'on pourra qualifier de moderniste de la lecture publique, qui s'exprime à partir de 1967 dans la revue du groupe, Lecture et bibliothèques, " publiée par la section des bibliothèques publiques de l'ABF ". Comme l'avait fait Eugène Morel avant 1914(4), Michel Bouvy et ses amis s'efforçaient de " définir la mission de la bibliothèque publique au sens anglo-saxon de l'expression(5). " On observe d'ailleurs une grande similitude entre la bibliothèque de secteur et le fonctionnement des county libraries britanniques, réseaux intégrés déployés sur l'ensemble d'un comté.

Ce modernisme se manifestait par une approche du public: " Il faut choisir : faire la bibliothèque pour elle-même, objet de délectation pour son bibliothécaire ou la faire avant tout pour ses utilisateurs(6). " Le groupe insista également sur la multiplication des supports et la première " médiathèque " française ainsi nommée fut celle de Cambrai. Il fut enfin beaucoup question d'information et d'action culturelle. " Ainsi conçue dans sa globalité, la Médiathèque dépasse largement le rôle de la simple bibliothèque pour devenir une institution culturelle polyvalente, irremplaçable(7). "

Mais les partisans de la bibliothèque de secteur ne voyaient pas en France d'autre cadre que l'État pour mettre en oeuvre ce modèle, avec la " nationalisation " du personnel de catégorie A et B. Albert Ronsin livre en 1975 une clé de répartition attribuant à l'État, outre la charge de la totalité du personnel " scientifique et technique ", 40% du fonctionnement et 50% de l'investissement(8). Pourquoi ce parti pris politique ? Parce que les sectoristes, faisant un constat de carence de la lecture publique française, en créditent les élus... et les électeurs : " la demande de culture sous toutes ses formes ne représente nulle part l'exigence de la majorité des habitants; [...] D'où le danger de la décentralisation dans le domaine culturel(9). " L'Education nationale est citée en exemple : " A la fin du siècle dernier[...] le législateur a estimé que les maîtres, pour exercer correctement leur métier, devaient échapper aux pressions locales et il en a fait des fonctionnaires de l'État. Dans les réseaux de médiathèques publiques voilà une belle action à mener pour la fin de siècle(10). "

Vie et mort de la bibliothèque de secteur

Devenu président de la section des petites et moyennes bibliothèques en 1965, Michel Bouvy la transforma en 1966 une " section des bibliothèques publiques " qui allait survivre pendant 40 ans(11). La notion de bibliothèque de secteur connut sa première consécration aux Assises nationales des bibliothèques de juillet 1968. Elle fut ensuite, sur proposition de la section des bibliothèques publiques, adoptée par le congrès de Colmar de l'ABF en 1972. Victoire à la Pyrrhus(12).

En 1975, la section des bibliothèques publiques, alors présidée par Francis Gueth, estima que Lecture et bibliothèques, théoriquement publiée sous sa responsabilité, ne pouvait paraître " sans avoir aucun compte à rendre aux dirigeants de cette association. " A quoi Michel Bouvy répondit : " il ne pouvait être question pour moi de placer la revue [...] sous les fourches caudines de la Section(13). " C'est le divorce avec l'ABF. L'Association nationale pour le développement des bibliothèques publiques, créée en 1971, se transforme en 1977 en une Association pour la médiathèque publique présidée par Albert Ronsin, qui prend en charre la revue, rebaptisée Médiathèques publiques à compter du n°41 (janvier-mars 1977).

Mais l'essentiel était de faire adopter le projet de bibliothèque de secteur sur le terrain politique. Le Parti socialiste d'y rallia en 1975. L'attente est vive quand, après la victoire de François Mitterrand à l'élection présidentielle du 10 mai 1981, le ministre de la culture Jack Lang crée une commission sur la lecture publique : " Il n'y a jamais et je crois autant d'espoir qu'à présent chez ceux qui militent depuis des années pour que soit enfin créé un véritable réseau de bibliothèques publiques. [...] [...] Nos amis Cécil Guitart et Jean Hassenforder représentent les bibliothèques publiques dans [le] groupe présidé par Bernard Pingaud(14). " Publié en 1982, le rapport Pingaud-Barreau(15) ne fixe pas à l'État comme l'objectif " d'assurer " mais de " tendre à une égalité de tous les Français devant la lecture. " On connaît la suite : création des agences régionales de coopération et du concours particulier de la dotation globale de décentralisation en faveur des bibliothèques.

En 1995, Michel Bouvy pourra conclure : " Nous avons un moment espéré qu'elle [notre théorie de la bibliothèque de secteur] recueillerait l'adhésion des " décideurs ". C'était, hélas, compter sans la décentralisation. [...] Dans le domaine institutionnel, l'action de notre équipe se solda, il faut bien l'avouer, par un cuisant échec(16). "

" Sectoristes " contre " communalistes " : une querelle d'actualité ?

La bibliothèque de secteur suscita progressivement au sein de l'ABF de vives oppositions dont les revues professionnelles gardent des traces d'une violence aujourd'hui inconnue, jusqu'à une date tardive. Louis Yvert brocarde en 1985 " le national-sectorisme " qui " continue à placer les bibliothèques à l'écart des collectivités territoriales et des institutions concourant à l'exercice de la démocratie locale, notamment des autres institutions culturelles(17). " Albert Ronsin avait attribué en 1983 l'échec de la bibliothèque de secteur au sein de l'ABF à " l'initiative de quelques membres influents qui souhaitaient maintenir un statu quo au nom d'une autonomie communale qu'ils estimaient opportun de préserver dans certaines villes de la banlieue parisienne; ce faisant, ils alignaient les 38 000 communes de France sur quelques cas particuliers(18). " En 1988, dans le dernier numéro de Médiathèques publiques, il expliquait comment la DLL l'écarta après 1981 : " Les crypto-communalistes bien dans la place et les seuls capables de parler technique aux politiques eurent tôt fait d'étouffer toute velléité de réforme : ils avaient leur vérité, celle des mini-bibliothèques en campagne et des forteresse dans les villes(19). "

Ces adversaires des modernistes sectoristes étaient-ils des archaïques ? Nullement. C'étaient d'autres modernistes qui ont su développer sur le terrain les bibliothèques publiques, les établissant sur des bases solides et professionnelles, les enracinant dans la vie locale, les faisant vivre par l'action culturelle et la médiation. Le modèle communaliste a fonctionné. Il a permis le développement de la lecture publique, grâce à l'alliance de l'État et des collectivités territoriales, de bibliothécaires et d'élus locaux, ainsi que l'a démontré Anne-Marie Bertrand(20).

Que retenir aujourd'hui de cette querelle ? Et si la question de la " nationalisation des bibliothèques " était une fausse piste ? Certes, l'irréversible décentralisation a définitivement ruiné les espoirs institutionnels des sectoristes. La lecture publique, c'est une politique publique locale parmi bien d'autres, et il n'est d'autre salut pour elle hors d'une volonté portée par des élus locaux : les communalistes l'avaient bien vu. Mais si ces derniers ont su également populariser la notion de bibliothèques ou de médiathèque publique, rien ne dit que ce soit selon le modèle anglo-saxon, lequel demeure sans doute encore une idée neuve en France.

Et surtout, les sectoristes apparaissent à bien des égards comme des précurseurs de la notion véritable de réseau (dont on peut dire que la " coopération " fut un succédané) et de la problématique territoriale qui fondent aujourd'hui bien des politiques départementales ou intercommunales en matière de lecture publique. " Seule l'union permet de réaliser une certaine qualité de service. L'isolement est générateur de qualité médiocre et de gaspillage(21). ": encore une idée neuve. Mais elle ne peut aujourd'hui être réalisée qu'au gré des volontés politiques locales, c'est-à-dire inégalitairement. C'est la condition du développement. On peut " tendre " à l'égalité, mais pas " l'assurer ". Voilà sans doute la véritable défaite des sectoristes.

Voir aussi :


Notes

(1) " Assises nationales des bibliothèques ", in : Bulletin d'informations [de l'Association des bibliothécaires français] n°61, 4ème trimestre 1968.

(2) Henri Comte " La médiathèque de secteur : utopie ou solution de demain ? ", Médiathèques publiques n°49, janvier-mars 1979.

(3) Albert Ronsin, " Propositions pour une nouvelle structure des médiathèques publiques en France ", in : Médiathèques publiques n°49, janvier-mars 1979.

(4) Eugène Morel, La librairie publique, Paris, Armand-Colin 1910. On en lira de larges extraits dans : Eugène Morel et la lecture publique : portrait et choix de textes par Jean-Pierre Seguin, Paris, Bibliothèque publique d'information, 1993, coll. Études et recherches.

(5) Michel Bouvy, " Une revue professionnelle de combat : Médiathèques publiques ", in : Mémoires pour demain : Mélanges en l'honneur de Albert Ronsin, Gérard Thirion, Guy Vaucel. - Paris : Association des bibliothécaires français, 1995.

(6) Michel Bouvy, " Vues prospectives sur les bibliothèques publiques ", in : Lecture et bibliothèques, no13, janvier-mars 1970.

(7) Michel Bouvy, " De la bibliothèque à la médiathèque ", in : Médiathèques publiques n°65-66, janvier-juin 1983.

(8) Albert Ronsin, " La bibliothèque de secteur ", in : Lecture et bibliothèques n°33-34, janvier-juin 1975

(9) Michel Bouvy, " Réflexions en forme de journal ", in : Médiathèques publiques n°61, janvier-mars 1982.

(10) Albert Ronsin " Le projet de la médiathèque de secteur en 1983 ", Médiathèques publiques n°65-66, janvier-juin 1983.

(11) Elle va disparaître en 2006 en raison d'une réforme des statuts visant à supprimer les sections.

(12) Voir notamment Marine de Lassalle, L'impuissance publique : la politique de lecture publique en France : 1945-1993, thèse, Université Paris 1, 1996, pp. 173-176, 186-188, 205-212, 429-430.

(13) Lecture et bibliothèques n°37, janvier-mars 1976 : communiqué du bureau de la section et réponse de Michel Bouvy.

(14) Michel Bouvy, " Réflexions en forme de journal ", Médiathèques publiques n°60, octobre-décembre 1981.

(15) Bernard Pingaud et Jean-Claude Barreau, Pour une politique nouvelle du livre et de la lecture, Paris, Dalloz, 1982.

(16) Michel Bouvy, " Une revue professionnelle de combat : Médiathèques publiques ", ibid.

(17) Louis Yvert, " A propos des normes du groupe de travail sur les BCP ", in : Bulletin des bibliothèques de France, t. 30, 1985, n°3-4.

(18) Albert Ronsin, " Le projet de la médiathèque de secteur en 1983 ", ibid.

(19) Albert Ronsin, " L'amour du métier ", in : Médiathèques publiques n°71-72, automne 1988.

(20) Anne-Marie Bertrand, Les villes et leurs bibliothèques : légitimer et décider : 1945-1985, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 1999. 1

(21) Michel Bouvy, " PS : Oui aux inégalités? ", Médiathèques publiques n°58, avril-juin 1981.


   Publié en ligne par Dominique Lahary
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