BIBLIOthèque(s)   no28, juin 2006
Revue de l'Association des bibliothécaires de France
 

Pourquoi la bibliothèque de secteur ?
par Michel Bouvy
(Texte intégral de l'interview publié sous forme abrégée dans BIBLIOthèque(s) n°28, juin 2006)

Comment avez-vous été amené à développer avec d'autres l'idée de bibliothèque de secteur ?

Il ne faudrait pas croire que l'idée de la bibliothèque de secteur est née brutalement un jour de l'imagination d'un petit groupe de bibliothécaires. Bien au contraire, elle est le fruit de réflexions d'hommes et de femmes de terrain.

Au départ, il y avait la constatation évidente de la situation de l'ensemble des bibliothèques françaises dans les années 50, résultat navrant de décennies de décentralisation ? A cet aspect se joignait une critique de la conception élitiste du rôle de ces bibliothèques, basée sur une tradition issue de leur origines qui les orientait beaucoup plus vers la conservation que vers la diffusion, freinée au maximum, cantonnée dans les bibliothèques dites " populaires. "

La création des bibliothèques centrales de prêt avait certes amené un souffle nouveau en les ouvrant vers le public des campagnes et des petites villes, un nouveau public, et surtout en les ouvrant à tous les niveaux de public, rompant avec une conception essentiellement élitiste, privilégiant le public lettré. C'était en quelque sorte la naissance de la bibliothèque publique de type anglo-saxon.

En ce qui me concerne personnellement, j'ai eu l'occasion d'apprécier les avantages incontestables de la nouvelle mission qui était celle des bibliothèques centrales de prêt. Mais j'ai découvert aussi les limites de la formule. En tant que directeur de la BCP de Moselle, je devais fournir de la lecture à plus de 600 000 habitants dans plus de 700 communes, avec des tournées de bibliobus de plus de 200 kilomètres parfois. C'était bien entendu mission impossible. De plus, aucun rapport organique avec les bibliothèques municipales du département.

Il convenait de réfléchir à un système qui permettrait de desservir l'ensemble de la population dans les meilleures conditions possibles. La base de ce système nous l'avions appelé la bibliothèque de secteur.

La bibliothèque de secteur devait à nos yeux desservir une zone géographique à déterminer, comprenant de 80 à 100 000 habitants, avec une bibliothèque centrale, qui ne soit pas un simple dépôt mais une vraie bibliothèque, avec suivant la situation des annexes et des bibliobus, d'accès direct bien entendu.

La bibliothèque de secteur constituait la base d'un système national de bibliothèques publiques, avec une bibliothèque régionale de prêt et une bibliothèque nationale de prêt, chacune ayant un rôle bien défini.

L'ensemble constituait un système rationnel, souple, et, considérant la valeur du service rendu, économique. Mais il était, en France, révolutionnaire. Et, dans notre pays, il est difficile de faire admettre les réformes, tant les intérêts particuliers sont puissants.

Que pensiez-vous des arguments de vos opposants au sein de la profession ?

Le problème de la bibliothèque de secteur et de son rejet n'a pas grand chose à voir avec les réticences de certains membres de la profession. Ce n'est pas un mystère qu'en France, il est difficile de faire admettre les réformes quelles qu'elles soient.

Dans le domaine qui nous intéressait, il est bien évident que des idées telles que celles que nous défendions étaient profondément dérangeantes, à la fois pour l'administration, obligatoirement frileuse, et pour un certain nombre de tenants des situations acquises.

Or, nous proposions de rompre avec une tradition centenaire qui avait abouti à la sacralisation du livre. L'enseignement professionnel lui-même était centré sur le livre ancien, la bibliographie et la catalographie. En matière bibliothéconomique, nous ne disposions que du petit ouvrage de Bach et Oddon (1), plein de bons principes, mais nettement insuffisant.

Je parle ici de choses que j'ai bien connues et qu'on peut avoir tendance à oublier aujourd'hui, où la médiathèque publique a conquis droit de cité.

Quand je suis arrivé à Cambrai, bibliothèque municipale " classée ", au sortir de ma bibliothèque centrale de prêt, l'inscription à la bibliothèque était soumise à l'approbation de la municipalité après fourniture d'un document que l'on appelait alors de " certificat de bonne vie et moeurs ", nécessitant une enquête de police auprès des voisins. J'ai appris alors que pour emprunter un livre à une BM classée d'une grande ville pas très éloignée, il fallait préalablement écrire au Maire et obtenir son approbation. Dans telle autre bibliothèque d'une vile importante, les Mémoires de guerre du général de Gaulle étaient dans la Section d'études et exclus du prêt. Le prêt était la hantise des conservateurs d'alors, à quelques exceptions prêt, parmi lesquels la bibliothèque municipale de Reims, ville que je connais bien pour y être né et y avoir fait mes études. A Reims, dès 1940, le public avait accès aux rayons pour un choix assez large et pouvait obtenir le prêt de livres conservés en magasin. J'ai été à bonne école.

Les idées nouvelles que nous défendions, et le projet de bibliothèque de secteur, dans la mesure précisément où nous voulions offrir au public en général l'accès le plus facile au livre, étaient à l'époque profondément révolutionnaires, non seulement sur le plan de la structure des établissements, mais aussi sur le plan de l'esprit. Nous admettions que les livres acquis n'étaient plus obligatoirement destinés à finir leur vie, bien protégés dans la quiétude des magasins, mais devaient courir le risque d'être usés, perdus et même dérobés...

Mais, il faut mentionner aussitôt que ce ne sont pas les réticences des traditionalistes qui sont à l'origine du rejet du projet de bibliothèque de secteur. En réalité, il s'est agi essentiellement d'un problème politique. La position des professionnels n'a pas pesé d'un grand poids dans la décision, ou plutôt dans l'absence de décision.

Une idée révolutionnaire comme celle d'un réseau national de bibliothèques publiques n'avait aucune chance d'aboutir à la réalisation, à un moment précisément où il n'était question que de décentralisation.

On aurait pu, bien sûr, examiner le résultat catastrophique d'une décentralisation qui existait depuis toujours en ce qui concerne les bibliothèques : faible développement, inégalités flagrantes entre la situation des villes, impuissance des bibliothèques centrales de prêt...

Il paraît évident que dans un domaine tel que celui de la culture en général, la décentralisation est loin d'être la panacée. Cette féodalisation de fait engendre inégalités et partialités.

Nous avons tous en mémoire ces villes où le choix des acquisitions de livres et périodiques était soumis à une commission municipale, ces villes où le choix des fournisseurs était imposé, ces villes enfin où en cas de changement de majorité, le bibliothécaire se voyait contraint à demander une mutation.

J'ai bien du mal à croire qu'à notre époque ces défauts n'existent plus, que les bibliothèques publiques ne souffrent plus de censure ou d'autocensure de nature politique alors que leur mission au contraire est de ne privilégier aucun courant d'opinion.

Quoi qu'il en soit, le poids des opposants à l'époque n'a aucunement pesé dans le rejet du projet. Le pouvoir politique a eu le dernier mot, même si, un court moment, nous avons pu croire à un soutien du Parti socialiste.

Pouvez-vous évoquer les implications de ce mouvement au sein de l'ABF ?

Pour comprendre les implications de notre projet au sein de l'ABF, il paraît nécessaire et même indispensable de procéder à un bref rappel historique.

Lorsqu'au début des années 50 j'ai eu personnellement un premier contact avec l'ABF, ce fut lors d'un cocktail organisé par l'association. Je me souviens que je me suis senti très mal à l'aise, dans cette réunion mondaine où le baise-main était habituel, au milieu de cet aréopage d'érudits. Il faut dire que les membres de l'ABF d'alors, peu nombreux, étaient essentiellement des conservateurs d'Etat, exerçant à la BN, dans les BU ou dans les bibliothèques municipales classées. Attention ! je vous parle " d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. " L'ABF en ce tempos-là... Le temps perdu...

A partir de ces années 50, l'association commença à accueillir en son sein, outre les conservateurs des bibliothèques centrales de prêt, des responsables d'autres catégories de bibliothèques, issus de bibliothèques municipales non classées, de bibliothèques d'entreprise, de bibliothèques d'hôpitaux, de bibliothèques privées, bibliothèques pour tous... Ces nouveaux membres furent regroupés en une " Section des petites et moyennes bibliothèques " qui acquit petit à petit une certaine indépendance par rapport aux autres sections et au Bureau national, fief des traditionalistes.

C'est dans le cadre de cette section, devenue par la suite " Section des bibliothèques publiques ", que fut défendue, par opposition au conservatisme ancien, qui allait jusqu'à refuser l'introduction du disque, l'idée de la bibliothèque publique de type anglo-saxon. La section organisa un certain nombre de journées d'étude, un enseignement professionnel de base, et publia la revue Lecture et bibliothèques devenue ensuite Médiathèques publiques où furent défendues les idées nouvelles, parmi lesquelles celle de la bibliothèque de secteur. Une tentative de censure de la part du Bureau national traditionaliste de l'ABF amena la séparation de la revue dont les responsables souhaitaient y maintenir une liberté " totale d'expression.

Comme j'ai pu l'expliquer précédemment, l'ABF dans son ensemble n'a joué aucun rôle dans le rejet du réseau de bibliothèques publiques, lequel eut essentiellement une cause politique.

En quoi les idées défendues à l'époque sont-elles toujours actuelles ?

Bien sûr, l'idée d'un réseau national centralisé de bibliothèques publiques avec pour base la bibliothèque de secteur demeure théoriquement valable. Mais ce qui était pratiquement possible à l'époque du faible développement des bibliothèques publiques en France, l'est beaucoup moins depuis les progrès, anarchique certes, mais importants enregistrés ici et là, dus à certains maires ou conseils généraux. Mais les annexes de bibliothèques départementales, les regroupements de communes ne sont à mon avis que des cautères sur une jambe de bois.

Mais cette idée de la bibliothèque de secteur n'était en fait que l'application généreuse et raisonnée d'une idée qui, elle, a fait son chemin depuis, celle de la bibliothèque publique, devenue grâce à son élargissement vers les autres médias la médiathèque publique. Les efforts de notre groupe et ses idées novatrices ont eu raison sur ce point du conservatisme le plus étroit qui régissait la profession il y a cinquante ans et ont été couronnées d'un plein succès. Je ne connais pas de médiathèque d'étude et de médiathèque populaire. Les médiathèques sont ouvertes à tous.

Il y a un autre domaine où nos idées sont également triomphé : je veux parler du prêt à domicile, hier extrêmement réduit, aujourd'hui largement ouvert, avec limitation de la conservation à ce qui mérite d'être conservé.

Enfin, je noterai un progrès certain dans le domaine de la bibliothéconomie, discipline quasiment inconnue en France il y a cinquante ans et je regretterai l'absence, tout au moins à la connaissance, d'un périodique vivant, à l'exemple de ceux qui existent depuis longtemps, dans certains pays étrangers.

Propos recueillis par Dominique Lahary

Voir aussi :


Notes

(1) ,Charles-Henri Bach et Yvonne Oddon, Petit guide du bibliothécaire. Six éditions entre 1931 et 1964, chez Je sers puis Bourrelier.


   Publié en ligne par Dominique Lahary
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